Etat de santé des libellules régionales

L’établissement de la liste rouge régionale permet d’obtenir une vision de l’état de conservation global de l’odonatofaune du Poitou-Charentes au début du XXIe siècle.

Ce bilan n’est guère satisfaisant. Près de 30 % des espèces sont menacées de disparition, 10 % sont en situation précaire. La moitié de la faune n’est pas menacée de disparaître à court et moyen terme mais cela ne veut pas dire que la situation de ces espèces est bonne.

Pourquoi avons-nous déjà perdu deux espèces ?

Nous ne possédons que des données lacunaires concernant les deux espèces aujourd’hui disparues du Poitou-Charentes.

La Grande Aeschne Aeshna grandis est une espèce eurosibérienne, qui subit une nette contraction d’aire liée au réchauffement climatique. Les populations des plaines de l’ouest refluent vers les zones de relief comme le Massif Central, qui constituent une zone de refuge climatique. En plaine, l’espèce n’est plus commune que dans le quart nord-est de la France. Le front de régression se dessine actuellement au niveau d’une diagonale reliant la Normandie aux Alpes.

Le Sympétrum déprimé Sympetrum depressiusculum est une espèce typique des zones d’expansion de crue à submersion printanière et estivale mais s’asséchant à l’automne et une partie de l’hiver. Il fréquente aussi des étangs ayant ces caractéristiques. Les modes de gestion traditionnels des étangs piscicoles pouvaient satisfaire les exigences de cette espèce mais le maintien de l’eau à l’automne et en hiver pour favoriser la chasse aux canards sur les pièces d’eau lui est défavorable.

Un lien entre les espèces les plus menacées ?

Chaque espèce d’odonate a une écologie propre. Celles qui se réfugient dans des niches écologiques spécialisées (Lestes macrostigma, Leucorrhinia spp. par exemple) sont souvent peu compétitives face à la pression de concurrence exercée par des espèces plus plastiques. Elles se réfugient dans des habitats où les autres espèces ont des difficultés à s’imposer. Si les conditions environnementales sont modifiées, ces dernières résistent mal et les cortèges odonatologiques originaux sont remplacés par des groupements d’espèces plus banales.

La plupart des espèces menacées du Poitou-Charentes présentent deux points communs. La majorité est d’affinité eurosibérienne (les leucorrhines Leucorrhinia spp., l’Agrion joli Coenagrion pulchellum, la Naïade aux yeux rouges Erythromma najas, le Sympétrum vulgaire Sympetrum vulgatum, la Cordulie à taches jaunes Somatochlora flavomaculata par ex). Leur optimum écologique se situe dans des régions où l’eau est froide en hiver et demeure fraîche en été. Le réchauffement climatique constaté depuis le début du siècle favorise la colonisation du Poitou-Charentes par des espèces plus thermophiles, qui peuvent entrer en compétition directe, voire supplanter les eurosibériennes.

Beaucoup apprécient par ailleurs les eaux pauvres en nutriments (espèces oligo-mésotrophes). Or, l’abaissement de la qualité des eaux, notamment du fait des intrants agricoles, et leur échauffement accru se traduit par une eutrophisation croissante des hydrosystèmes. Cette modification favorise les espèces moins exigeantes.

Quelle est la situation des espèces à préoccupation mineure ?

Beaucoup d’espèces communes ont fortement régressé durant les deux dernières décennies, tant au niveau spatial que quantitatif. Une succession d’étés caniculaires et l’augmentation constante des prélèvements d’eau ont fortement affecté les zones humides, déjà soumises à d’importantes pressions humaines.

Des espèces banales jusqu’ici, comme les caloptéryx Calopteryx spp ou la Libellule fauve Libellula fulva, ont vu leur effectif fondre en de nombreux secteurs. Les têtes de bassin, devenues temporaires, ont vu disparaître les libellules caractéristiques de ces milieux. Les odonates des mares souffrent aussi des assèchements et des modifications de leurs habitats au point que l’Aeshne mixte Aeschna mixta, banale il y a quelques années encore, figure désormais dans la liste régionale des espèces menacées.

Les espèces animales et végétales exotiques à problèmes (ragondins et surtout écrevisses) ont récemment bouleversé les écosystèmes aquatiques au point de faire disparaître la quasi-totalité des libellules de vastes zones humides comme les marais arrière-littoraux charentais. Joyaux odonatologiques il y a encore une décennie, les marais Poitevin, de Rochefort, de Brouage et de Gironde sont aujourd’hui de véritables déserts où il est possible de longer des kilomètres de canaux sans observer la moindre libellule. La diminution de la qualité de l’eau a quasiment fait disparaître l’Aeschne isocèle Aeshna isoceles de grandes zones inondables comme le val de Charente où les populations se comptaient en dizaines de milliers d’individus il y a une vingtaine d’années.

Pour certaines espèces toutefois, les modifications des habitats naturels par l’Homme ont eu des conséquences heureuses. La multiplication des points d’eau d’irrigation, des bassins d’agrément, des sablières en eau ont dynamisé les espèces pionnières et peu exigeantes telles que l’Orthétrum réticulé Orthetrum cancellatum et l’Anax empereur Anax imperator. L’assèchement chronique de nombreux cours d’eau a sensiblement favorisé les espèces des milieux temporaires comme l’Agrion nain Ishnura pumilio ou le Sympétrum strié Sympetrum striolatum qui peuvent se développer par millions dans des rivières en voie d’assèchement.

 

Philippe JOURDE