Identifier les libellules du Poitou-Charentes

Le monde coloré des libellules

L’observation des libellules commence par celle des espèces communes. Savoir regarder ce qui nous entoure est un premier pas dans la découverte. Les libellules du Poitou-Charentes présentent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ainsi que leurs variations, du clair au foncé, auxquelles s’ajoutent les teintes métalliques cuivrées, dorées ou bronzées et plus rarement le noir et le blanc.

En fait, le monde émergé des libellules ressemble à un aquarium de poissons exotiques où la diversité des formes et des couleurs répond à celle des tailles et des allures.

Le bleu foncé et le vert métallique des caloptéryx, le bleu ciel des libellules et des orthétrums, le rouge et le jaune des sympétrums mâle ou femelle, les abdomens bleus annelés de noir des agrions et le noir annelé de jaune (10 tailles au-dessus) du Cordulégastre annelé Cordulegaster boltonii, les yeux bleus et vert fluorescent des aeschnes et des cordulies, sont autant d’incitations à découvrir un monde exubérant de formes et de couleurs.

Savoir se documenter

Chaque groupe se différencie des familles voisines par des caractéristiques anatomiques particulières.

Chaque genre possède ses propres critères d’identification qui permettent de séparer les espèces entre elles. L’identification des libellules dans les collections s’effectuait essentiellement selon des critères morphologiques, les colorations ayant disparus. L’ensemble des clés de détermination est basée sur ces critères seulement visibles à la loupe. Cette approche peut paraître anecdotique au vu de la qualité de l’illustration des publications récentes, mais elle reste primordiale. La reconnaissance des libellules passe par un examen attentif des critères propres à chaque espèce. Leur identification doit privilégier l’examen de l’ensemble des caractéristiques qui leur sont propres, plutôt que l’usage d’une clé. Les publications disponibles décrivent en détail la morphologie de chaque espèce. L’apprentissage des différents critères de détermination et leur utilisation demeurent la règle pour identifier un individu en tant qu’espèce.

Quatre ouvrages édités en langue française permettent d’identifier les libellules :

  • « Le guide des libellules d’Europe et d’Afrique du Nord » de Jacques d’Aguilar et Jean-Louis Dommanget édité en 1985 aux éditions Delachaux et Niestlé, est resté pendant longtemps le seul ouvrage disponible (à l’origine de nombreuses vocations). Il indique uniquement les critères d’identification issus des clés. Les planches illustrées de bonne qualité graphique présentent quelques erreurs qui empêchent la reconnaissance visuelle de certaines espèces comme l’Agrion de Mercure Coenagrion mercuriale illustré avec les derniers segments de l’abdomen noir ou la Naïade aux corps verts Erythromma viridulum sans les yeux rouges.

    La dernière édition a été enrichie par l’ajout de planches photographiques supplémentaires qui permettent de pallier aux imperfections des planches dessinées.

  • « Libellules – guide d’identification des libellules de France, d’Europe septentrionale et centrale » de Arne Wendler et Johann-Hendrik NüB, a été édité en 1994 et traduit en 1997 par la Société Française d’Odonatologie. Il s’agit d’une clé d’identification commentée en noir et blanc qui, à l’époque, était un complément indispensable au guide précédent sur la description et l’illustration des critères.
  • « Les libellules de France, Belgique et Luxembourg » de Daniel Grand et Jean-Paul Boudot dans la collection Parthénope édité en décembre 2006 est avant tout un ouvrage généraliste sur l’anatomie, l’écologie et la répartition des libellules. Il propose une clé de détermination multicritères en couleurs et indique pour chaque espèce les critères de terrain et les confusions à éviter. Son poids et ses dimensions en font un ouvrage de bibliothèque.
  • « Le guide des libellules de France et d’Europe » de K.-D.B
    Dijkstra (illustrations de R. Lewington) édité en français en avril 2007, quelques mois après sa version originale en langue anglaise, est le premier ouvrage de terrain où l’identification est essentiellement visuelle et repose sur la comparaison directe avec les illustrations. La différenciation des familles et des genres s’effectue à l’aide de planches remarquablement illustrées. Des tableaux diagnostics sont intercalés afin de récapituler les différents critères. Chaque espèce fait l’objet d’une description détaillée, bien que parfois cursive (en l’absence de photographie de chaque espèce), mais l’exceptionnelle qualité des illustrations compense largement cette lacune.

Savoir regarder pour identifier

Ce qui différencie un zygoptère d’un anisoptère, au moins d’un point de vue taxonomique, ce sont les yeux : ceux-ci sont séparés chez les zygoptères et accolés chez les anisoptères, sauf chez les gomphes où ils sont séparés. La coloration de la face permet de séparer les différents genres de Corduliidae et est également très utile, associée à celle des yeux, pour déterminer les mâles d’orthétrums et de libellules et la plupart des aeschnes du Poitou-Charentes. L’étendue du noir et sa position sur le front est déterminante chez les sympétrums.

Le thorax est à la fois la partie centrale du corps de la libellule où sont rattachées la tête, les six pattes, les quatre ailes et l’abdomen, et un élément majeur d’identification. L’aspect des plaques thoraciques et le dessin des sutures latérales sont utiles pour déterminer les gomphes, les aeschnes et les sympétrums. L’examen des bandes humérales et antéhumérales est important pour identifier les lestes et les agrions. Le pronotum est un critère diagnostique chez de nombreux zygoptères en particulier dans le genre Coenagrion.

La coloration des pattes est utile pour différencier Ceriagrion et Pyrrhosoma et les Sympetrums spp. Les tibias en forme de plume permettent de reconnaître le genre Plactycnemis et de séparer les trois espèces de France.

La forme et la position des ailes différencient les anisoptères des zygoptères. Les ailes résistent à la dessiccation dans les collections et, de ce fait, leur structure a été largement utilisée pour établir les clés de détermination des familles et des genres. Le nombre et la position des nervures, la forme du triangle anal et des espaces cellulaires, sont largement décrits dans l’ensemble des guides. La présence, la couleur et l’étendue de la tache basale permettent de reconnaître par exemple les libellules et les leucorrhines des orthétrums.


La forme, la longueur et la couleur des ptérostigmas contribuent à séparer notamment les différentes espèces d’orthétrums et de lestes.
L’abdomen est constitué de segments arbitrairement numérotés de 1 à 10 du thorax à l’extrémité.

L’examen de la répartition du noir et du bleu, du dessin du deuxième segment (S2) et de la coloration des segments 8 et 9 est primordial pour identifier les zygoptères bleus. Les organes reproducteurs constituent également un critère de différenciation des familles, des genres et des espèces. L’appareil copulateur des mâles est situé sous le segment 2. L’ovipositeur, les lames, écailles et épine vulvaires différencient les genres en fonction des modes de ponte. Ils sont situés sous les segments 8 et 9 des femelles. Les cercoïdes (présents dans les deux sexes), cerques (mâles de zygoptères) et lame supra-anale (mâles d’anisoptères) se situent à l’extrémité de l’abdomen.

Identifier les libellules en main

Il est souvent indispensable de capturer pour identifier. Un examen attentif de la disposition des cellules et des nervations alaires devra être fait à la loupe afin de séparer les genres, puis les espèces entre elles. L’étude des marques faciales ou des sutures thoraciques de bon nombre de libellules et demoiselles ne peut être effectuée qu’avec le sujet en main.

D’autres critères comme la forme des pièces sexuelles, organes de ponte chez les femelles, pièces copulatrices et disposition des cerques et cercoïdes chez les mâles sont également visibles uniquement à la loupe.

La capture est obligatoire pour déterminer des individus, isolés ou non, mentionnés sur un site ou une espèce posant problème au vu par exemple du milieu fréquenté. Elle reste en tout temps indispensable pour identifier des espèces visuellement proches, en particulier chez les zygoptères et les gomphes.

Un examen visuel rapproché, effectué à même distance que le serait l’œil de la main, peut se substituer à la capture. Il présente l’inconvénient de ne pas pouvoir manipuler le sujet et d’offrir un contact parfois trop éphémère avec ce dernier. Il offre cependant l’avantage de pouvoir observer chaque espèce dans les attitudes qui lui sont propres, sans être gêné par la surface prise par les doigts. Ce type d’observation est adapté pour examiner la couleur des pattes, la répartition des couleurs sur les segments de l’abdomen ou la forme et la teinte des ptérostigmas, ce qui ne signifie aucunement un relâchement de l’attention pour les autres critères.

Variante de la précédente, l’observation effectuée à l’aide de jumelles, à mise au point rapprochée, permet d’observer des sujets plus farouches ou inaccessibles : elle est par exemple adaptée à la distinction des deux naïades avec les yeux rouges Erythromma najas et E. viridulum.

Une fois l’espèce identifiée, l’observation in situ permet de se faire une idée des populations présentes.

Identifier à distance

La détermination visuelle à distance se pratique de manière souvent inconsciente, l’observateur reconnaît les libellules qu’il a déjà observées. Cette pratique permet de déterminer la grande majorité des espèces présentes sur un site ou dans un milieu connu. Elle vise à une approche plus efficace des peuplements d’anisoptères, associée si besoin à l’usage de jumelles.

L’habitude de regarder et d’identifier à vue les espèces usuelles a pour avantage de faciliter le repérage et la capture des espèces inhabituelles. L’identification à distance n’est possible que dans un milieu et pour des espèces familières à l’observateur. Celui-ci doit cependant rester prudent, en identifiant uniquement les libellules qu’il observe dans de bonnes conditions d’éclairage et de proximité.

Le raté d’une capture est inévitable mais l’échec d’une observation à distance largement plus fréquent. Ne pas déterminer une espèce en cas de doute doit rester la règle absolue.

Des libellules impossibles à confondre en main, le deviennent parfois lors d’une d’observation sur le terrain. Les variations d’aspect en fonction de la lumière sont souvent déconcertantes. L’Aeschne paisible Boyeria irene est méconnaissable lorsqu’elle survole un cours d’eau, ses couleurs d’ombre et de lumière n’ont rien à voir avec le camouflage vert et brun observé sur l’individu tenu en main. A l’inverse, la tache caudale presque lumineuse du mâle, le distingue du Cordulégastre annelé Cordulegaster boltonii, qui partage le même ruisseau ombragé.

Photographier pour identifier

La pratique de la photographie est un complément logique de la capture des libellules. Une bonne photo numérique d’un sujet, en main ou dans son milieu naturel, doit privilégier l’angle adapté à l’identification de chaque espèce. Le photographe naturaliste se doit de posséder la connaissance des clés et critères qui y seront visibles. La photo devient alors aussi efficace que l’observation faite d’un sujet en main.

Le prospecteur réalise ainsi sa propre collection de référence. Il complète la sortie de terrain par un examen à froid où il s’approprie les différents critères en utilisant les ouvrages dont il dispose.

La grande diversité des photos offertes sur internet permet aussi de confirmer ses observations et d’enrichir sa culture. Certains sites web sont à la fois très complets et pédagogiques. Certains proposent des clés d’identification ou illustrent les critères diagnostiques ; d’autres plus axés sur la « belle photo », sont a consulter avec un œil critique car beaucoup comportent des erreurs d’identification.

Les pièges de l’identification

L’identification des libellules se heurte parfois pour certaines espèces à une variation géographique importante. La coloration des ailes du Caloptéryx éclatant Calopteryx splendens présente dans notre région une variation flagrante de l’étendue et de la position du bleu jusqu’à ressembler à une espèce très voisine, le Caloptéryx occitan Calopteryx xanthostoma, génétiquement différent et observé en petit nombre dans notre région.

Les jeunes mâles de Caloptéryx vierge Calopteryx virgo ont un abdomen bleu, mais des ailes brunes de femelle, tandis que les femelles âgées prennent la couleur des mâles. Les caloptéryx changent de teinte selon la position de l’observateur et en fonction de la direction de la lumière. L’usage du flash bouleverse encore plus profondément la réalité des teintes métalliques et perturbe fréquemment la reconnaissance des sujets photographiés.

Le risque d’une identification erronée augmente en cas d’identification d’un seul sujet, en particulier lorsqu’il est immature. Il y a de toute manière et dans tous les cas, intérêt à identifier un peuplement en capturant un ou plusieurs sujets adultes, mâles et femelles.

La capture d’individus frais est à proscrire. Ceux-ci, fragiles et translucides, ne présentent pas les structures et colorations utiles à une identification. Leur détermination est donc souvent une source d’erreurs. De plus, le résultat d’une manipulation aboutit fréquemment à la mort du sujet.

Il en va de même avec les sujets âgés. Les trois sympétrums habituels de la région Sympetrum sanguineum, S. meridionale et S. striolatum sont parfaitement identifiables au stade immature et adulte. En fin de cycle, ils deviennent ternes et sombres et ne sont plus alors reconnaissables que par des critères visibles à la loupe.

L’identification d’une libellule doit rester compatible avec le milieu fréquenté, la répartition géographique et la période de vol. Il s’agit avant tout de contrôler la logique de sa présence comme faisant partie des clés d’identification. L’observation d’un individu aberrant pour l’un ou l’autre de ces paramètres devrait être confirmée par des photographies permettant de confirmer l’authenticité de l’observation.

Les larves et les exuvies

La période de la vie d’une libellule au stade larvaire est bien moins connue que la courte durée qu’elle passe en tant qu’imago. La détermination des larves n’est généralement possible que quand elles ont atteint leur dernier stade de développement. Leur identification est facilitée par l’utilisation de trois ouvrages thématiques (Gerben & Sternberg, 1999 ; Heidemann & Seidenbusch, 2002, et Cham, 2007), qui font suite au travail magistral de Robert (1958).

Après l’éclosion des œufs, les larves de libellules connaissent un développement très variable. En effet, le stade larvaire du Leste des bois Lestes dryas est de six semaines alors que celui du Cordugélastre annelé Cordulegaster boltonii peut atteindre six ans. Durant cette période, la larve effectue entre six à quinze mues.

Les exuvies apportent des données considérables sur la vie des espèces. Elles prouvent la reproduction d’une espèce dans le milieu qui lui est favorable. De plus, certaines espèces rares et discrètes comme la Cordulie splendide Macromia splendens et le Gomphe de Graslin Gomphus gralinii sont principalement répertoriées grâce aux exuvies.

Morphologie des larves et des exuvies de libellules

Tout comme pour les imagos, les larves de zygoptères et d’anisoptères montrent des différences morphologiques. Les zygoptères sont petits, et ont à l’extrémité de l’abdomen trois lamelles caudales servant pour le déplacement et pour la respiration. Les anisoptères sont plus grands, et ont à la fin de l’abdomen, une pyramide caudale. Malgré ces grandes différences, il existe beaucoup d’organes identiques chez ces deux groupes. Parmi ces organes, le mentum, les antennes, la longueur des pattes et de l’abdomen ainsi que la forme de la tête… permettent aussi l’identification des familles, genres et espèces.

Variations morphologiques

Les zygoptères connaissent des variations morphologiques très subtiles, comme la longueur des segments de l’antenne qui permet une différenciation des genres. Les anisoptères montrent plus de variations : abdomen allongé ou court, antennes rondes ou aplaties (comme chez les Gomphidés), pattes longues chez les leucorrhines et les cordulies. Le mentum est parfois plat, par exemple chez les Aeschnidés, ou en forme de cuillère chez les Libellulidés. La coloration est variable et ne constitue pas un critère (exemple illustré par les deux exuvies d’Anax empereur Anax imperator sur la planche explicative ci-contre).

 

Philippe ROUILLIER et Christophe BROCHARD

 

Bibliographie

Cham. S., 2007 – Fied guide to the Larvae and Exuviae of British Dragonflies. Volume 1 : Dragonglies (Anisoptera). British Dragonfly Society, 80 p.

Deliry C, 2002 – Identification des mâles d’Ani-soptères à distance ou aux jumelles ; version constructive : possible ou pas ou version critique : facilité ou rigueur ? Histoires naturelles du Grand Père Soulcie. 7p.

Dijkstra K.-D.B., Lewington R., 2007 – Guide des libellules de France et d’Europe. Delachaux et Niestlé. Paris. 320p.

Dommanget J.-L, 1985 – Guide des Libellules d’Europe et d’Afrique du nord. Delachaux et Niestlé. Lausanne. 464 p.
_ Gerken S., Sternberg K., 1999 – Die Exuvien Europäischer Libellen (Insecta Odonata). Höxter und Jena, 354 p.

Grand D., Boudot J.-R, 2006 – Les Libellules de France, Belgique et Luxembourg. Biotope, Mèze (Collection Parthénope). 480p.

Heidemann H., Seidenbusch R., 2002 -Larves et exuvies des libellules de France et d’Allemagne (sauf de Corse). Société Française d’Odonatalogie, 416p.

Robert R-A., 1958 – Les Libellules (libellules). Collection les beautés de la nature. Delachaux et Niestlé. Suisse. 364p.WendlerA., NUBJ.-H., 1997. Libellules – guide d’identification des libellules de France, d’Europe septentrionale et centrale. Société Française d’Odonatalogie. 132p