Dispersions, invasions et migrations

Si certaines espèces ne se dispersent guère autour de leur lieu de naissance (l’Agrion de Mercure Coenagrion mercuriale ne s’éloigne généralement pas à plus de quelques centaines de mètres de son site d’émergence), d’autres peuvent entreprendre de grands déplacements pour coloniser de nouveaux sites de reproduction. Les aeschnes, la Libellule déprimée Libelulla depressa et même de petites espèces comme les caloptéryx s’observent parfois à des dizaines de kilomètres de tout point d’eau.

L’Anax porte-selle Hemianax ephippiger entreprend des déplacements intercontinentaux pouvant le mener de l’Afrique à l’Europe et même de l’Afrique à l’Amérique !

Les déplacements de certaines espèces peuvent parfois être massifs. Ainsi des milliers de Sympétrum jaune Sympetrum flaveolum peuvent apparaître et même se reproduire ponctuellement dans des régions qu’ils ne fréquentent pas classiquement.

Les mouvements coordonnés du Sympétrum strié Sympetrum striolatum sont souvent qualifiés de migration. Ces déplacements, qui n’impliquent pas de retour à un point d’origine, concernent chaque automne des millions d’individus qui se déplacent face au vent le long des côtes du Centre-Ouest.

Les odonates, et tout particulièrement les anisoptères, sont de robustes insectes. Plusieurs espèces américaines, emportées par les tempêtes automnales, ont réussi à atteindre les côtes européennes. L’Anax de juin Anax junius, l’Ischnure citrine Ischnura hastata et la Sympétrule à front blanc Pachydiplax longipennis devraient être recherchées sur les côtes charentaises après le passage de fortes dépressions atlantiques.

 

Philippe Jourde

 

Etangs et mares de moins en moins favorables

Les étangs et les mares constituent des habitats privilégiés pour de très nombreuses espèces de libellules. Plus de 50 des 68 espèces de libellules picto-charentaises utilisent en effet ces pièces d’eau comme habitat de reproduction. Essentiellement d’origine humaine, ces milieux présentent, par leur hétérogénéité de formes, par leurs modes de gestion et par leur densité, des biotopes très intéressants. Cependant, ces habitats ont évolué de façon négative. Les étangs ont vu leur nombre fortement augmenter au cours de ces 40 dernières années. Mais, qu’ils soient à vocation agricole ou qu’ils aient été créés pour les loisirs, leur configuration est souvent défavorable à la biodiversité, avec des berges droites abruptes et une absence de hauts fonds. Ils souffrent en outre d’une gestion inadaptée des ceintures de végétation et, pour beaucoup, subissent une pression piscicole intensive (chaulage, empoissonnement …). La gestion « jardinée » de ces étangs est en outre à l’origine de bon nombre d’invasions biologiques : écrevisses, jussies, Myriophylle du Brésil… néfastes aux libellules. Parfois également, leur mauvaise exploitation, en particulier des vidanges réalisées par le haut et en mauvaise saison, entraîne des colmatages excessifs, une pollution organique et un réchauffement important de l’eau en aval.

La création d’étangs sur les sources et les ruisseaux, au niveau des têtes de bassin, sur les zones d’expansion de crues ainsi que dans le lit mineur, a fortement impacté la qualité, voire la pérennité des cours d’eau concernés. De nombreuses espèces animales au statut patrimonial important sont mises en danger par cette évolution. C’est le cas par exemple du Chabot Cottus gobio et de l’Écrevisse à pattes blanches Austropotamobius pallipes. Évidemment, plusieurs espèces d’odonates inféodés aux suintements et aux petits ruisseaux permanents sont également touchés : on peut citer l’Agrion de Mercure Coenagrion mercuriale, espèce protégée, mais aussi la Libellule fauve Libellula fulva ou encore le Caloptéryx hémorrhoïdal Calopteryx haemorrhoidalis.

Ainsi, seul un faible pourcentage des milliers d’étangs présents en Poitou-Charentes constitue des habitats favorables à des cortèges odonatologiques diversifiés.

Quant aux mares, avec la régression de l’élevage au profit de la céréaliculture et les nouvelles contraintes sanitaires, leur nombre a fortement diminué : à l’échelle du territoire national 90% de celles présentes au début du XXe siècle ont aujourd’hui disparu (Monot, 2003). En Poitou-Charentes, un inventaire a montré, en se basant sur une réactualisation des cartes IGN, que 26% des mares de la région avaient disparu de 1981 à 1990. Plus récemment, une estimation faite dans le bocage armoricain deux-sévrien, en Gâtine, fait état de 4% de disparition contre 1% de création entre 2002 et 2008 sur un échantillon de 757 mares (Boissinot, 2009). Actuellement, les estimations régionales en recense encore de 30 000 (PCN, 2001) à 42 857 (Scher, 2008). Au-delà de l’aspect quantitatif, l’état de conservation des mares du Poitou-Charentes se dégrade notamment en raison de l’apport d’espèces exogènes (poissons principalement), de l’expansion d’espèces invasives (ragondin, écrevisses…), de la pollution des eaux, de leur isolement et de pratiques de gestion inadaptées (sur-piétinement, abandon du curage, embroussaillement…). La disparition des mares constitue une réelle menace pour les espèces qui leur sont le plus associées. Les sympétrums, les lestes et certaines aeschnes (comme Aeshna mixta) sont ici les plus concernés.

Nicolas Cotrel

Bibliographie

Scher O., 2008 – The French pondscape, state of the art. 3nd European pond conservation workshop, Valancia. Spain. 14-16 th may 2008.

Richesse spécifique

Nombre d’espèces par département

Il s’agit d’un marqueur de la pression d’observation, notamment au niveau de la recherche des exuvies. Malgré une grande diversité des habitats entre le littoral et les zones continentales, le nombre d’espèces est relativement proche entre départements, même si des différences existent au niveau de la composition de l’odonatofaune.

En Poitou-Charentes, 68 espèces ont été inventoriées durant la période d’inventaire, dont 63 en Charente-Maritime, 60 en Vienne et en Charente, et 58 en Deux-Sèvres (figure 18). Parmi ces espèces, toutes ne se reproduisent pas dans les quatre départements, ainsi 46 espèces sur 58 (79%) inventoriées se reproduisent en Deux-Sèvres, 55 sur 60 (92%) en Charente, 56 sur 60 (93%) en Vienne et 59 sur 63 (94%) en Charente-Maritime. Le nombre total d’espèces de libellule se reproduisant en Poitou-Charentes est de 63 sur les 68 actuellement connues (93%).

Nombre d’espèces par commune

Ce critère est également un bon marqueur de la pression d’observation de terrain, mais également de la richesse en espèces, qui découlent de la diversité des habitats dans une même commune.

Cinquante deux espèces ont été inventoriées sur la commune de Vouneuil-sur-Vienne (comprenant la Réserve Naturelle du Pinail), dans le département de la Vienne. Cette dernière apparaît comme étant la commune la plus riche de la région. Elle est talonnée de près par la commune de Corignac en Charente-Maritime, avec 50 espèces. Au total 15 communes de la région accueillent plus de 40 espèces (figure 19).

Nombre d’espèces par localité

Ce critère démontre la richesse d’un site donné en espèces, et traduit l’importance odonatologique des localités.

Le site régional le plus riche en nombre d’espèces, est la réserve naturelle du Pinail en Vienne, avec 47 espèces, puis les Landes de Corignac en Charente-Maritime, avec 44 espèces. 19 autres localités, essentiellement réparties le long des principales vallées de la région, accueillent plus de 30 espèces (figures 20 et 21).



Laurent PRECIGOUT, Philippe JOURDE, Eric PRUD’HOMME

Tourisme fluvial et artificialisation des berges

Sur de nombreuses portions de cours d’eau, d’autres atteintes à l’écosystème ont également des conséquences sur les libellules. Ainsi, le tourisme fluvial, du jet-ski à la péniche, provoque une érosion des berges importante, liée aux vagues formées par le passage des bateaux, qui viennent frapper les zones racinaires par exemple. Certaines espèces peuvent en pâtir, surtout lors des émergences, comme les Cordulies (Oxygastra curtisii, Macromia splendens). En outre, le passage de bateaux dans les herbiers aquatiques constitue un facteur de dégradation de ces zones de ponte. L’enrochement des berges réalisé sur certaines sections pour contenir cette érosion se fait aux dépends de la végétation aquatique rivulaire, zone de chasse, de repos et d’émergence.

Le cas particulier des milieux saumâtres

Les scirpaies maritimes se développant dans les marais saumâtres littoraux de Charente-Maritime constituent l’habitat exclusif du Leste à grands pterostigmas Lestes macrostigma, l’une des espèces les plus menacées de la région. Cependant, ce milieu est particulièrement convoité pour la conchyliculture qui y installe ses bassins d’affinage et qui y modifie le fonctionnement hydraulique. La lutte anti-moustiques et le renouveau des pratiques salicoles sont également à mettre en cause.

Nicolas COTREL

Une grande diversité d’Habitats

Des bassins saumâtres aux lacs de montagne, des zones de source aux stations de retraitement d’eaux surpolluées, il n’est guère de milieux aquatiques qui ne puissent être colonisés par des odonates. Leurs capacités d’adaptation sont telles qu’ils peuvent vivre dans les tourbières acides ou dans des sources pétrifiantes. Certaines espèces sont adaptées aux eaux vives et suroxygénées des accélérations des rivières, d’autres aux eaux stagnantes et eutrophes des marais. Au plan régional, seules les eaux trop salées ou les points d’eau trop éphémères ne permettent pas le développement des larves.

Certaines espèces font preuve d’une grande plasticité écologique et peuvent à la fois se reproduire dans des cours d’eau et des étangs. La plupart des espèces ont cependant une préférence soit pour les eaux courantes (milieu lotique) soit pour les eaux stagnantes (milieu lentique).

Quelques espèces ont développé des exigences particulières et se comportent en spécialistes. Le Leste à grands stigmas Lestes macrostigma fait partie de celles-ci. Ce zygoptère ne s’observe que dans des eaux douces l’hiver, devenant progressivement saumâtres à partir du printemps. Ce leste est donc confiné à certaines anciennes lagunes, déconnectées du réseau salé. Il y vit en étroite association avec une plante, le Scirpe maritime Bolboschoenus maritimus, qui présente les mêmes exigences écologiques.

 

Philippe Jourde

 

L’imago, grand prédateur d’insectes

L’imago, grand prédateur d’insectes

Comme à l’état larvaire, les libellules adultes sont carnassières. De la plus petite demoiselle à la plus grande aeschne, elles dévorent d’impressionnantes quantités de proies. La plupart sont de petits moucherons mais les anax, par exemple, peuvent capturer de grands papillons et même des odonates aussi massifs que la Libellule déprimée Libellula depressa.

La plupart des anisoptères capturent des proies en vol repérées à partir d’un poste d’affût fixe ou au cours de leurs rondes aériennes. Les zygoptères capturent beaucoup d’insectes posés en inspectant le feuillage. L’Agrion de Mercure Coenagrion mercuriale happe par exemple de nombreux pucerons qu’il recherche en scrutant tiges et feuilles d’un vol stationnaire au sein de la végétation.

 

Philippe Jourde

 

De l’œuf à la larve

La durée de l’incubation des œufs est assez variable en fonction des conditions environnementales, que ce soit d’une espèce à l’autre et au sein d’une même espèce. Certaines libellules, adaptées aux conditions temporaires, peuvent éclore quelques jours seulement après la ponte. C’est notamment le cas du Sympétrum strié Sympetrum striolatum chez qui les premières éclosions ont été observées 14 jours seulement après la ponte (Jourde, inédit).

Un environnement défavorable peut entraîner l’arrêt du développement de l’œuf, qui entre en diapause. Cette stratégie adaptative permet aux œufs de passer l’hiver dans un état de dormance. L’éclosion retardée permet aux fragiles larves de commencer leur croissance alors que l’eau se réchauffe et que les proies se font plus abondantes. La période d’incubation peut dès lors se compter en mois.

La proportion d’œufs entrant en diapause durant l’hiver augmente à mesure que la ponte est tardive. Chez certaines espèces, au sein d’une même génération, certains œufs entrent en diapause, d’autres pas ; une façon de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ?

L’apparence des œufs se modifie sensiblement au fil du développement embryonnaire. Blancs à jaune pâle après la ponte, ils s’assombrissent rapidement. Après quelques jours, il est possible d’observer par transparence le développement de l’embryon.

Éclosion et développement larvaire

Chez les espèces à diapause hivernale, l’éclosion se fait de façon relativement synchrone à la fin de l’hiver. Les espèces qui ne développent pas de diapause, ou chez qui une partie seulement de la population entre en dormance, ont une période d’éclosion beaucoup plus étalée.

Les larves de quelques espèces tropicales peuvent se développer dans l’humidité de la litière du sol mais en Europe, toutes vivent dans l’eau. La période de développement larvaire est très variable d’une espèce à l’autre. Elle est essentiellement conditionnée par la température de l’eau et la disponibilité en proies. Pour faire simple, plus l’eau est chaude et riche en nutriments, plus les larves se développent rapidement. Plus elle est pauvre et froide, moins vite les larves atteindront leur dernier stade de croissance.

Dans la nature, on observe donc de grandes différences entre espèces mais aussi au sein des espèces selon les endroits où elles vivent. La larve de l’Aeschne affine Aeshna affinis peut se développer en 4 mois dans les milieux temporaires saumâtres de Charente-Maritime. Dans les sources froides, celle du Cordulégastre annelé Cordulegaster boltonii met habituellement 3 à 4 ans pour devenir adulte. Cette faculté d’adaptation permet aux libellules de coloniser la quasi-totalité des milieux aquatiques.

La croissance des larves se fait par une succession de 8 à 18 mues, généralement de 11 à 13. Le premier stade est bref. Une prolarve vermiforme émerge de l’œuf et se transforme rapidement, parfois dès l’éclosion, en une larve pourvue de pattes, d’antennes et d’un masque mentonnier. A partir de là, les mues s’enchaînent. Au fil de son développement, la larve gagne en taille et en complexité pour finalement aboutir à un insecte prêt à quitter le milieu aquatique et à conquérir les airs.

Chez certaines espèces comme le Sympétrum méridional Sympetrum méridionale, les derniers jours de développement larvaire peuvent s’opérer dans des points d’eau asséchés. Les larves se maintiennent à l’abri sous des algues humides ou dans les touffes de végétaux.

Mode de déplacement

Si la prolarve n’est capable de se mouvoir qu’en se tortillant à la façon d’un asticot, les larves sont pourvues de pattes fonctionnelles, qui leur permettent de se déplacer dans la végétation aquatique, les enchevêtrements de racines, les amas de végétaux ou les sédiments du fond.

Les zygoptères peuvent nager en agitant leur abdomen. Les lamelles caudales servent alors de godille. Pour fuir, mais aussi parfois pour attaquer, les larves d’anisoptères chassent violemment et de façon répétée l’eau contenue dans leur ampoule rectale. Elles se propulsent par réaction.

Nourriture et chasse

Les larves sont carnassières et se nourrissent d’animaux vivants qu’elles repèrent à vue mais aussi vraisemblablement par des poils sensibles aux vibrations engendrées par le déplacement des proies. Selon leur stade de développement, elles peuvent capturer des proies de taille très variable. Il s’agit généralement d’animalcules durant les premiers stades de croissance mais les grandes espèces peuvent s’en prendre exceptionnellement à des tritons ou des alevins à la fin de leur vie larvaire. L’essentiel du régime est composé de petits crustacés (cladocères, gammares) et de larves d’insectes, dont les chironomes et les moustiques constituent une part importante. Elles consomment aussi les larves d’autres espèces de libellules, voire les premiers stades de leur propre espèce.

Les proies sont chassées à l’approche ou à l’affût. Dans le premier cas, les larves arpentent doucement la végétation immergée ou accumulée sur le fond et débusquent leur proie au détour d’une feuille ou d’une brindille. Dans le second cas, la larve immobile et généralement parfaitement camouflée dans son environnement, souvent même partiellement enfouie dans les sédiments, attend le passage d’une proie. Quand cette dernière est suffisamment proche, la larve projette une sorte de bras articulé situé sous la tête et muni à son extrémité de deux crochets préhensiles : le masque mentonnier ou mentum. C’est la soudaine compression du corps de la larve et la mobilité de ses fluides corporels qui permettent l’extension du masque à la façon d’une langue de belle-mère.

 

Philippe Jourde

 

Bibliographie

Jourde P., 2000 – Nouvelles données de captures d’odonates par un végétal non carnivore. Martinia, 16 (1) 3-7.