Eaux courantes

Les sources

Localisées en tête de bassin, les sources forment un habitat aquatique spécifique qui correspond à la réunion du sous-sol, du milieu aquatique et du milieu aérien. La biodiversité y est le plus souvent pauvre, mais composée d’espèces spécifiques (mollusques, crustacés et autres invertébrés). Les sources sont généralement des milieux stables sur le plan physico-chimique notamment si l’eau provient de nappes phréatiques profondes, même si les pollutions diffuses sont de plus en plus importantes. La température de l’eau est fraîche et stable. En Poitou-Charentes, ces sources sont encore nombreuses et se déversent souvent dans des bassins, qui débordent ensuite pour former des ruisselets. Elles sont les milieux de prédilection pour la reproduction du Cordulégastre annelé Cordulegaster boltonii dont les larves supportent l’absence de végétation immergée et la fraicheur de l’eau. Si la végétation aquatique (hélophytes et hydrophytes) s’y développe, d’autres espèces comme le Calopteryx vierge Calopteryx virgo ou l’Agrion de Mercure Coenagrion mercuriale peuvent aussi occuper ces milieux.

Dans la région, ces milieux sont le plus souvent de faible superficie. Quelques sites caractéristiques d’importance peuvent être cités : les sources du Thouet (79), de la Lèche (16), la fontaine romaine de Gros-Roc (Le Douhet,17) ou encore les sources de la Luire et du Glandon (86).

Les suintements

Les suintements se caractérisent par un écoulement d’eau très faible sur des substrats vaseux ou boueux. Ces biotopes naturels de petite taille sont généralement localisés dans des prairies, mais on peut les rencontrer dans bien d’autres milieux comme les carrières ou autour d’étangs (fuite située en aval d’ouvrage par exemple) et ils peuvent donc être à cette occasion d’origine anthropique. Sur ces milieux originaux, seules les espèces dont les larves survivent dans très peu d’eau, parfois même dans un sol juste maintenu humide, se développent. Les Orthétrums brun Orthetrum brunneum et bleuissant O. coerulescens affectionnent ces habitats lorsqu’ils sont bien ensoleillés, le premier préférant les filets d’eau suintants en milieu dénudé alors que la présence du second nécessite plus de végétation. C. boltonii peut compléter ce mince cortège, car sa biologie, notamment la capacité à pondre directement dans les sédiments, est très adaptée aux suintements. De même l’Agrion nain Ischnura pumilio, espèce particulièrement pionnière, pourra apparaître et trouver dans les suintements les conditions favorables à son développement, notamment si la profondeur de la nappe d’eau augmente légèrement de place en place. Si ces suintements sont très ombragés, on ne retrouvera plus que le cordulégastre, mais lorsqu’ils sont ensoleillés et permettent le développement de la végétation aquatique, il arrive d’y rencontrer C. mercuriale, C. Tenelenum et P. nymphula.

Les ruisselets et ruisseaux en milieu boisé

Il s’agit de petits cours d’eau de tête de bassins alimentés par les sources et ayant une faible largeur. Le courant est le plus souvent vif générant une eau oxygénée, même si parfois les débits ne sont pas très importants (quelques litres par seconde).

Les ruisseaux traversant des zones boisées sont pauvres en hydrophytes et hélophytes. Le cortège odonatologique est alors limité. On trouve souvent C. boltoni sur l’amont. Sur les parties aval et un peu plus larges, d’autres anisoptères font leur apparition : l’Aeschne paisible Boyera irene, le Gomphe à crochets Onychogomphus uncatus et le Gomphe vulgaire Gomphus vulgatissimus, profitent des eaux rapides et bien oxygénées dans lesquelles leurs larves trouvent des conditions optimales de développement ; si le courant est plus lent, on peut parfois rencontrer la Cordulie métallique Somatochlora metallica dont les femelles cherchent souvent la protection de la végétation rivulaire et l’ombre pour pondre. Quant aux zygoptères, C. virgo et quelques espèces ubiquistes (l’Agrion à large pattes Platycnemis pennipes par exemple) peuvent se cantonner sur les rares portions où la strate arborée est traversée par le soleil.

Parmi les ruisseaux picto-charentais abritant ce cortège on peut citer : le ruisseau de la Feuillante (Ligugé, 86), le ruisseau de la Lizonne (Bioussac, 16), le ruisseau du Pressoir (79), le Bruant à Saint-Porchaire (17).

Ruisseaux et rivières peu profondes en milieu ouvert

Sur les petits cours d’eau coulant en milieu ouvert (prairies), la végétation aquatique (hydrophytes) et celle des berges (hélophytes) sont généralement riches, ce qui est favorable à l’installation de cortèges odonatologiques beaucoup plus diversifiés. La nature du fond (sableux, graveleux, vaseux…), la densité de la ripisylve et surtout la vitesse du courant, conditionnent la présence des différentes espèces en fonction des exigences de leurs larves. En ce qui concerne les anisoptères, parmi les espèces principales, le Gomphe vulgaire Gomphus vulgatissimus est le premier à apparaître en saison. Il est remplacé ensuite par O. uncatus dans les parties vives et le Gomphe à pinces Onychogomphus forcipatus sur les portions plus calmes. Dans les secteurs très ensoleillés, la Libellule fauve Libellula fulva est aussi caractéristique de ces cours d’eau. Plus tard en saison, on peut rencontrer sur les mêmes stations O. brunneum et O. coerulescens. Si les berges sont plantées d’arbres offrant des systèmes racinaires bien fournis, les populations de B. irene à la recherche de recoins sombres pour la ponte et la vie larvaire, peuvent prospérer. Comme zygoptères, C. mercuriale et C. virgo, qui apprécient les eaux bien oxygénées et plutôt rapides, sont presque omniprésents dans ces habitats, tant qu’ils peuvent bénéficier d’herbiers en abondance (Callitriche spp, Apium nodiflorum, …) pour servir de supports de ponte puis d’abri aux larves. Au sud de la région, ils sont rejoints par le Caloptéryx hémorrhoïdal Calopteryx haemorrhoidalis. Dans les zones à courant plus modéré de ces ruisseaux et petites rivières, on peut parfois observer des espèces davantage inféodées aux milieux stagnants ou aux parties calmes des milieux courants comme la Cordulie au corps fin Oxygastra curtisii, l’Agrion jouvencelle Coenagrion puella ou l’Agrion à larges pattes Platycnemis pennipes et le Caloptéryx éclatant Calopteryx spendens. Les larves de ces espèces s’accommodent voire préfèrent des fonds vaseux aux substrats uniquement graveleux.

Le ruisseau du Miosson (Nieuil-l’Espoir, 86), le ruisseau de la Luire (Lésigny, 86), le ruisseau de l’Or (Champagne-Mouton, 16) sont des exemples de ruisseaux ouverts dans la région. La Boivre (Biard, 86), la Boëme (Mouthiers-sur-Boëme, 16) sont, quant à elles, des exemples typiques de petites rivières. La Seugne (de Jonzac à Les Gonds, 17) présente un cortège odonatologique à la fois caractéristique et abondant où alternent espaces ouverts et fermés.

Les grandes rivières rapides et les secteurs d’accélération des grands cours d’eau

Il s’agit de cours d’eau ou de portions de cours d’eau (zones ponctuelles d’accélération du courant) d’une largeur relativement grande correspondant souvent à la « zone à barbeaux ». Leur profondeur est très variable et leur morphologie fait alterner zones profondes où l’eau peut parfois circuler entre de gros blocs de pierre, plats courants et radiers peu profonds où l’eau court généralement sur un lit de graviers. Sur ces rivières, on trouve fréquemment de grands herbiers de renoncules aquatiques. En Poitou-Charentes, c’est dans ces milieux lotiques que l’on trouve les cortèges dominés par les gomphidés qui occupent, successivement dans la saison, les mêmes niches écologiques : G. vulgatissimus puis le Gomphe semblable Gomphus simillimus, O. uncatus et O. forcipatus. Tous ces gomphes ont également une phénologie bien distincte et les pics d’émergence puis d’activité se succèdent dans la saison sur un même cours d’eau (figure 1). La qualité du substrat est un facteur limitant important en ce qui concerne le développement des larves de ces espèces. O. uncatus et G. simillimus ont besoin de sable, de graviers, voire de gros cailloux, les portions de rivières sur lesquelles le limon est très important et où la vase domine sont en revanche désertés. Au contraire, les larves de G. vulgatissimus et d’O. forcipatus acceptent fort bien les sols vaseux dans lesquels elles s’enfouissent pour chasser. Le Gomphe à pinces, de ce fait, sera surtout présent au niveau des retours de courant, des remous, à l’intérieur des méandres.

Dans la Vienne uniquement, et plus rarement, on peut aussi trouver le rare Gomphe à pattes jaunes Gomphus flavipes. D’autres espèces d’anisoptères accompagnent régulièrement les gomphidés comme B. irene, O. curtisii. Quant aux zygoptères, E. lindenii et le Caloptéryx éclatant C. splendens sont les plus caractéristiques mais, ponctuellement, de nombreuses autres espèces peuvent être observées au gré de la présence de micro-habitats plus ou moins lentiques : C. puella, L. fulva, P. pennipes

Dans le Poitou-Charentes, la Gartempe (86), la Creuse (86), la Dronne (16, 17), le cours moyen de la Charente (16, 86) offrent plus qu’ailleurs ce type d’habitat. Toutefois, toutes les rivières moyennes et grandes de la région peuvent posséder des secteurs où le courant s’accélère : radiers, gués, aval immédiat de barrages ou de digues.

Les zones calmes des rivières et grands cours d’eau

Ces secteurs où le courant est très ralenti peuvent se rencontrer sur des cours d’eau de toutes tailles. Sur ceux d’une largeur moyenne à grande, il s’agit de la « zone à brème » localisée sur la partie aval du cours. Les cortèges odonatologiques sont riches et beaucoup d’espèces profitent des eaux réchauffées l’été, des fonds riches en sédiments et en débris végétaux ainsi que de la forte végétalisation du cours d’eau et de ses rives. Ailleurs, sur les rivières plus rapides et souvent de dimensions plus modestes, de nombreux ouvrages hydrauliques (barrages, seuils) ont souvent modifié de manière importante le régime naturel du cours d’eau, et des zones calmes, relativement profondes avec des fonds vaseux plantés de nombreux hydrophytes, ont permis aux mêmes cortèges de s’installer. L’espèce caractéristique qui domine ici et qui survole inlassablement ces eaux calmes est l’Anax empereur Anax imperator parfois remplacé par l’Anax napolitain Anax parthenope, qui moins agressif, supporte souvent mal la concurrence avec le premier. Tandis que L. fulva puis O. curtisii, plus tard en saison, patrouillent le long des berges, le Gomphe de Graslin Gomphus graslinii demeure au-dessus des herbiers flottants. B. irene peut profiter des berges les plus boisées. Sur certains secteurs de la Charente et de la Dronne, on peut même rencontrer la très rare Cordulie splendide Macromia splendens. Le cortège caractéristique est aussi composé de nombreuses espèces de zygoptères. Des populations nombreuses de C. splendens sont généralement présentes. Au sud de la région, elles côtoient et parfois se mélangent avec les peuplements du Caloptéryx occitan Calopteryx xanthostoma. Les zones enherbées des rives servent de terrain de chasse aux Platycnémididés, surtout l’Agrion blanchâtre Platycnemis latipes et P. pennipes alors que les nombreux herbiers d’hydrophytes affleurant (Myriophyllum spp. et Ceratophyllum spp. surtout) leur permettent de déposer leur ponte puis d’abriter les larves. Sur l’eau, au-dessus de ces mêmes herbiers, E. lindenii est omniprésent alors que les deux autres espèces d’Erythromma, la Naïade au corps vert E. viridulum et plus rarement la Naïade aux yeux rouges E. najas, marquent une préférence pour les hydrophytes flottants (Nympha lutea ou Lemna spp. notamment). Bien sûr, plusieurs espèces plus ubiquistes ou ayant une écologie plus plastique enrichissent souvent ces cortèges, en particulier C. puella, I. elegans, l’Agrion orangé Platycnemis acutipennis, le Leste vert Chalcolestes viridis, le Gomphe joli Gomphus pulchellus, ou encore O. forcipatus.

Les grandes rivières picto-charentaises sur lesquelles il est possible d’observer ces cortèges sont : le Clain (86), la Vienne (en amont des barrages de l’Isle-Jourdain), la Dronne, le cours aval de la Charente (16 et 17), les cours moyen et aval de la Sèvre niortaise (17 et 79) et la partie aval du Thouet (79). Cependant, de nombreuses autres rivières moyennes offrent, sur certains secteurs, des habitats identiques.

Eric PRUD’HOMME, Miguel GAILLEDRAT, Laurent PRECIGOUT

Les périodes de vol

L’analyse des 60 000 données collectées lors de l’atlas a permis de réaliser un tableau visualisant les périodes de vol de chaque espèce et de les classer en quatre catégories :

  • Les espèces estivales qui sont les plus abondantes et représentées par différents groupes : Calopteryx, Coenagrions, Cordulia.

Les observations ont été comptabilisées par semaine. Le nombre hebdomadaire ainsi obtenu donne un pourcentage par rapport au total des données concernant chaque espèce. Trois classes visualisées par des couleurs différentes ont été définies :

Les semaines apparaissant en rouge correspondent donc au pic d’observation des adultes dans la région. C’est cette période particulière qui a donc servi au classement des espèces dans le tableau. La première de la liste, Sympecma fusca est ainsi celle dont le pic d’observation est le plus précoce. Celui d’Aeshna mixta étant le plus tardif, cette espèce apparaît en dernier dans le tableau (page suivante).

Les espèces pour lesquelles la reproduction n’est pas prouvée en Poitou-Charentes n’apparaissent pas dans ce tableau : Hemianax ephippiger, Sympetrum danae, Sympetrum flaveolum, Sympetrum vulgatum, Trithemis annulata.

 

 

Laurent PRÉCIGOUT, Philippe JOURDE, Eric PRUD’HOMME

 

Inventaire et Atlas régional

Petite histoire de l’odonatologie picto-charentaise

Au sein des sciences naturelles, l’odonatologie est une discipline relativement récente. Si les botanistes disposaient déjà de flores ou de catalogues floristiques relativement aboutis dès la fin du XVIIIe siècle, les libellules ne sont étudiées sérieusement qu’à la fin du XIXe et surtout au début du XXe siècle.

L’œuvre du Baron Edmond de Sélys Longchamp (1813-1900) s’avère décisive dans l’émergence de cette discipline à l’échelle européenne et mondiale. Elle constitue le socle sur lequel a pu s’ériger l’odonatologie moderne. Dès 1840, le naturaliste belge publie une Monographie des libellulidés d’Europe. En 1850, il s’associe à l’entomologiste allemand Hermann August Hagen pour rédiger un document de 400 pages qu’il intitule Revue des odonates ou libellules d’Europe. De 1841 à 1887, il publie une série de notes et de catalogues locaux mais surtout des synopsis, monographies et révisions des divers genres concernant ces insectes. Les entomologistes européens disposent dès lors d’outils qui vont leur permettre d’identifier leurs récoltes.

Les premiers inventaires régionaux

Dans le même temps, apparaissent les premiers musées d’histoire naturelle régionaux, associés à de dynamiques « sociétés savantes » départementales ou locales. Bulletins, annales, mémoires des sciences se multiplient, permettant aux naturalistes de diffuser leurs précieuses observations et suscitant un vif engouement pour les sciences de la vie. Il devient dès lors de bon ton de battre la campagne en quête d’espèces nouvelles.

Les premières observations locales furent publiées en 1865. Elles émanent d’un correspondant charentais de Sélys Longchamp, Henry Delamain, qui découvre à Jarnac, en Charente, un des plus beaux et des plus rares odonates de France, Macromia splendens. Il s’agit alors de la seconde localité française de l’espèce, découverte pour la science peu de temps avant dans la région de Montpellier.

Si quelques faunes généralistes et quelques publications anecdotiques mentionnent des odonates dans les années 1880, c’est aux travaux de trois naturalistes remarquables que l’on doit l’essentiel des découvertes effectuées autour des années 1900. René Martin, Joseph L. Lacroix et Henri Gélin publient une série d’articles et de notes permettant de dresser les premiers inventaires pertinents. A eux trois, ils inventorient 62 espèces sur les 70 observées à ce jour en Poitou-Charentes. Leurs commentaires, hélas souvent lacunaires, sur le statut des différentes espèces sont aujourd’hui les uniques et précieux témoignages qui nous permettent d’évaluer le statut des libellules avant l’ère des grandes pollutions chimiques et des destructions massives de zones humides intervenues dans la seconde moitié du XXe siècle.

La période noire de l’odonatologie

Les années 1930 marquent le début d’une période sombre pour l’odonatologie régionale qui se poursuivra jusqu’à la fin des années 1980. Durant cette période, aucune nouvelle espèce n’est ajoutée à la liste établie au début du siècle. La publication du magnifique livre du suisse Paul-André Robert sur « Les libellules » en 1958, puis le travail plus académique de Pierre Aguesse sur « les Odonates de l’Europe occidentale, du Nord de l’Afrique et des îles atlantiques » en 1968 ne semblent pas relancer l’intérêt porté aux odonates du Poitou-Charentes.

Le renouveau de la fin du XXe siècle

Avec la parution en 1985 du « Guide d’identification des Libellules d’Europe et d’Afrique du Nord » de Jacques d’Aguilar, Jean-Louis Dommanget et René Préchac, les naturalistes sont enfin équipés d’un manuel de terrain illustré en couleur permettant l’identification des libellules sur le terrain. L’odonatologie devient dès lors une des rares disciplines entomologiques à laquelle il est possible de s’adonner sans mettre à mort systématiquement les espèces étudiées. Cette nouvelle approche provoque un réel regain d’enthousiasme, notamment auprès des ornithologues, familiers des identifications in natura.

La publication de l’ »Etude faunistique et bibliographique des odonates de France » de J.L. Dommanget (1987), l’émergence de la Société française d’Odonatologie et de sa revue Martinia (1985) puis le lancement du programme d’inventaire cartographique national (1985) vont relancer les prospections au niveau national.

En Poitou-Charentes, les premiers inventaires modernes se mettent en place à la fin des années 1980. Les premiers travaux de synthèse départementaux sont publiés en Vienne et en Charente en 1989 (Caupenne & Prévost ; Arcos), dix ans plus tard en Deux-Sèvres et en Charente-Maritime (Jolivet & Vaillant, 1999 ; Jourde et al., 1999).

Dès lors, le nombre de publications se multiplie. Durant la décennie 1990, il a été publié deux fois plus d’articles sur les libellules régionales que durant tout le siècle précédent (figure 1). Cinq nouvelles espèces sont découvertes : Leucorrhine à front blanc, Gomphe à pattes jaunes, Anax porte-selle, Caloptéryx hémorroïdal, Agrion nain (figure 2).


 

Laurent PRECIGOUT, Philippe JOURDE, Eric PRUD’HOMME

 

Le lancement de l’inventaire régional

Malgré la parution de ces quelques articles d’actualisation des connaissances départementales des libellules et la réalisation d’une liste d’espèces de libellules déterminantes en Poitou-Charentes, il manquait un véritable travail d’inventaire, homogène et synthétique sur le territoire régional. Un tel outil s’avérait indispensable pour définir et mettre en œuvre des mesures de conservation efficaces en faveur des espèces les plus menacées.

Ainsi après une première année de mise en œuvre dans les Charentes en 2001, un programme d’inventaire des libellules, piloté par Poitou-Charentes Nature, s’est étendu à la région. Il a permis une structuration de la collecte d’informations et a démultiplié les énergies.

Organisation de l’inventaire

Structuration du réseau de collecte des données

Afin de couvrir l’ensemble du territoire du Poitou-Charentes, un partage de compétences a été instauré au niveau régional dès 2002.

La coordination technique régionale a été assurée par l’association Charente Nature. Un coordinateur départemental a également été désigné au sein de chaque association partie prenante : Charente Nature pour le département de la Charente, la Ligue pour la Protection des Oiseaux (LPO) pour la Charente-Maritime, Deux-Sèvres Nature Environnement pour les Deux-Sèvres et Vienne Nature pour la Vienne.

Ces coordinateurs départementaux avaient pour rôle d’animer et de former un réseau local de bénévoles naturalistes, d’orienter les prospections de terrain en fonction des bilans annuels réalisés, de centraliser les fiches d’inventaires, de saisir les données dans une base informatique, tout en exerçant une vérification des informations et une validation scientifique. Ces personnes sont de loin, les mieux placées pour valider ou non les informations collectées, ayant une bonne expérience en matière d’odonatologie et connaissant de façon approfondie le territoire de leur département, les différents habitats qui le composent et la grande majorité des localités prospectées.

Formation des bénévoles et sensibilisation du public

Au cours de l’inventaire, plusieurs journées de formations départementales et régionales ouvertes à un large public, ont été réalisées annuellement en Poitou-Charentes. Ces journées de travail, qui se sont déroulées sur le terrain ou en salle en fonction des thématiques abordées, ont permis d’initier les participants aux techniques de prospection et d’identification des imagos, mais également à celles des exuvies (clés de détermination, loupes binoculaires…). Ainsi, près d’une centaine de naturalistes a été formée sur ces aspects et a pu par la suite, participer activement à la récolte des données de terrain.

L’information et la sensibilisation du public sont des actions nécessaires pour faire connaître les libellules et initier une prise de conscience concernant la place de ce groupe faunistique dans notre environnement, ainsi que le rôle primordial des milieux humides pour la biodiversité.

Une cinquantaine de sessions de sensibilisation a ainsi été réalisées entre 2002 et 2006 dans tous les départements du Poitou-Charentes. Selon les auteurs et les lieux, ces actions ont pris la forme de sorties de découverte, de projections diapos, de conférences, d’articles de presse, d’émissions de radio, de panneaux ou encore de stands, comme au Festival International du Film Ornithologique de Ménigoute en 2002.

En 2002, la base d’un réseau de naturalistes s’est constitué, auquel au fil des ans, sont venues régulièrement s’ajouter de nouvelles volontés.

Mise en place d’une lettre d’info régionale : « la libelluline »

A l’origine, uniquement prévue pour le groupe odonates de la Vienne, « La Libelluline », créée en 2004, était une publication ouverte à tous les amoureux des Libellules. Il s’agissait d’un outil permettant de communiquer et d’échanger des informations entre naturalistes.

Cette initiative permettant de nourrir une dynamique odonatologique, est devenue régionale par la suite, permettant de faire un état des résultats des prospections déjà réalisées, ainsi que des dernières découvertes. En devenant régionale, cette feuille de liaison a accompagné le programme d’inventaire tout au long de sa durée.

État des connaissances odonatologiques

Réalisé en 2001 dans chaque département de la région par les coordinateurs, cet état des connaissances de l’odonatofaune était basé sur l’analyse des données bibliographiques et des collections privées, ainsi que des données de terrain associatives. Ces analyses croisées utilisant uniquement les informations vérifiables et contrôlées sur un lot de données relativement restreint, ont permis de dresser un premier bilan des espèces présentes en région Poitou-Charentes ainsi que leur répartition. De fortes lacunes sont donc apparues, aussi bien sur le nombre d’espèces recensées dans chaque département, que sur leur répartition spatiale.

Ce document de base à donc été utilisé en début de programme pour orienter les prospections et motiver les naturalistes du réseau, afin d’enrichir grandement les lots de données et d’améliorer sensiblement la connaissance du statut, de la répartition et de l’écologie de chaque espèce présente dans notre région.

Développement des outils de l’inventaire Code de déontologie

Code de déontologie

Dans le cadre de cet inventaire, les naturalistes des associations concernées devaient faire preuve du plus grand respect des libellules comme de leurs milieux de vie. Pour cette raison, un code de déontologie de l’odonatologue a été établi en début de programme.

Essentiellement basé sur le code de déontologie réalisé antérieurement par la Société Française d’Odonatologie (SFO) en 1992 et modifié en 2005, il a permis notamment à tout participant de définir les conditions d’observation et de récolte des données, tout en se conformant aux réglementations locales en vigueur, ainsi qu’à la notion de « propriété privée ».

Protocoles d’inventaire

En début de programme, les prospections ont été réalisées sur l’ensemble des départements en fonction de la répartition géographique des prospecteurs. L’état initial des connaissances et les bilans annuels qui seront réalisés par la suite, permettront d’orienter les prospections (secteurs géographiques peu ou pas inventoriés.).

Pour faciliter les prospections, un maillage cartographique a été retenu régionalement. Il a été défini au dixième de grade, chaque maille représentant un quart de carte IGN au 1/25000ème, soit un rectangle approximatif de 7×10 km. Ce découpage correspond également aux autres valorisations cartographiques des atlas régionaux déjà existants : chiroptères, reptiles et amphibiens.

Fiche de terrain

Une fiche de collecte de données a été créée lors de la mise en place de l’inventaire. Un formulaire devait être rempli pour chaque sortie sur chaque site inventorié. Il est constitué de plusieurs parties fournissant les informations nécessaires pour la prise en compte des observations réalisées. La première partie apporte les renseignements nécessaires sur la date et sur la localisation des observations : carte IGN, altitude, coordonnées géographiques ainsi que le type d’habitat principal du site prospecté. La deuxième partie renseigne les espèces observées et leur comportement. L’ensemble des espèces présentes ou potentiellement présentes en Poitou-Charentes est déjà listé, et l’observateur n’avait plus qu’à remplir les cases concernant les effectifs (selon la codification définie), le stade de développement et le comportement de l’espèce.

Aide à l’identification

Dans le cadre de cet inventaire, plusieurs outils d’aide à l’identification des libellules ont été réalisés pour faciliter la tâche des observateurs de terrain. Ces initiatives, le plus souvent départementales, ont pris diverses formes : un livret de terrain, ne prenant en compte que les espèces potentiellement présentes en Poitou-Charentes a été réalisé en Charente, ainsi qu’une clé simplifiée d’aide à la détermination des exuvies. En Charente-Maritime, un document spécifique sur l’identification des odonates, présentant leur morphologie ainsi que de nombreux conseils pour l’observation et l’identification, a également été réalisé.

Centralisation, saisie des données, bases de données informatiques et système SIG

Les fiches de relevé recueillies auprès des observateurs de terrain ont été centralisées par chaque coordinateur départemental. Toutes les informations ont été classées, triées, puis validées par ce dernier. Toutes les informations suspectes ont été vérifiées ou écartées. Une fois la validation effectuée, les données ont été saisies dans des bases informatiques départementales, puis regroupées par la suite dans une base régionale. Désormais, un fond documentaire extraordinaire est constitué permettant la réalisation de cartographies, de lister les espèces les plus menacées, de déterminer quels sont les sites essentiels à préserver et de définir une stratégie d’action. Cette banque de données constitue par ailleurs un état initial qui permettra la mise en place de suivis et constituera un état des connaissances indispensable aux générations futures pour évaluer dans le temps l’impact des modifications affectant les écosystèmes aquatiques du Poitou-Charentes.

Collecte des données

Les méthodes classiques d’identification ont été mises en œuvre à la fois sur l’identification des imagos ou sur celle des exuvies. Cette dernière source d’information a été privilégiée pour les anisoptères, car elle apporte des informations pertinentes sur le statut de reproduction des espèces. Pour les captures au filet, des autorisations préfectorales temporaires de capture concernant les espèces de libellules protégées ont été obtenues par les coordinateurs départementaux et quelques autres prospecteurs.

La recherche des larves

La collecte des larves s’effectue à l’aide d’un filet troubleau ou d’un tamis, en raclant le substrat ou la végétation immergée d’un point d’eau. La détermination des larves repose sur les critères proposés dans les publications thématiques de plusieurs auteurs : Gerken et Sternberg (1999), Heidemann et Seidenbush (2002).

Cette technique de recherche a été peu utilisée au cours de cet inventaire, et n’a concerné que des espèces de détermination et de récolte aisées (anax, cordulégastre, onychogomphes par ex.). Ainsi, 52 larves ont été récoltées et identifiées ces dernières années.

C’est quoi une donnée ?

Une donnée se définit par l’observation d’au moins un individu d’une espèce donnée en un lieu précis, à une date donnée, par un ou plusieurs observateurs. Ces éléments peuvent être amendés d’informations complémentaires telles que : le nombre, le sexe, le comportement et le milieu.

La recherche des exuvies

De nombreuses récoltes d’exuvies ont été effectuées le long des berges des plans d’eau et des rivières, grandement facilitées par l’utilisation du canoë. Ces dépouilles larvaires constituent des preuves formelles de présence et de reproduction, et permettent une identification précise des espèces. Cette source d’information a essentiellement été privilégiée pour les anisoptères, plus faciles à identifier. Dans la mesure du possible, des recherches d’exuvies ont été faites sur chaque localité inventoriée. Des prospections ciblées sur certains milieux (étangs, fleuve…) ou sur certaines espèces (Cordulie splendide Macromia splendens, Epithèque bimaculée Epitheca bimaculata, Gomphe à pattes jaunes Gomphus flavipes…) ont également été organisées.

Par la suite, ces exuvies ont été identifiées en salle avec une loupe à main pour les espèces à détermination aisée et avec une loupe binoculaire pour celles qui demandent une étude plus détaillée. Des collections de référence ont dès lors pu ainsi être réalisées dans chaque département. Ainsi, 70026 exuvies ont pu être identifiées au niveau spécifique dans le cadre de cet inventaire, représentant 5545 données de reproduction certaine.

La recherche des imagos

Il s’agit de repérer les insectes adultes, en émergence, en chasse ou en phase de maturation. L’identification des imagos se fait essentiellement en main, après capture, généralement à l’aide d’un filet à papillons. Les insectes sont identifiés après observation de tous les critères diagnostiques et relâchés sur place. Cette démarche ne prend en général que quelques secondes à quelques minutes. Certaines espèces sont peu discrètes et aisément identifiables à distance. Dans ce cas, des jumelles à mise au point rapprochée peuvent être utilisées pour l’identification.

D’autres techniques de recherche on également été utilisées. Il s’agit par exemple d’examens des toiles d’araignées, ou l’utilisation de petits bolas, selon une technique asiatique dite « buri » ou « toriko » (Hatto, 1994). Cette technique consiste au passage d’une grande libellule, de jeter de petites boules d’entrave faites de gravillons, reliées par un fil de soie. Elle permet de faire descendre des espèces qui chassent au niveau de la canopée des arbres.

Enfin, quelques informations proviennent de découverte de cadavres et de recherches des indices de ponte, notamment pour le Leste vert Chalcolestes viridis. Cette méthode est basée sur la recherche des cicatrices de ponte caractéristiques sur les ramilles de certains arbres.

Pression d’observation et couverture de prospection

L’essentiel des données régionales ont été collectées entre 2002 et 2006, correspondant à la période de l’inventaire régional. Au cours de cet inventaire, 212 naturalistes compétents et passionnés, dont 206 bénévoles, ont participé activement à la transmission des données ce qui représente des milliers d’heures de terrain. Parmi ces observateurs, la majorité d’entre eux ont fourni de 1 à 100 données, et près d’une cinquantaine ont participé à la transmission de plusieurs centaines de données (figure 12).

Ainsi, près de 61 000 données originales ont pu être collectées au cours de cette période, dont plus de 30 000 au cours des seules années 2004 et 2005. Seules les données plus remarquables ont été intégrées par la suite.


Couverture des prospections

Des efforts particuliers ont été réalisés pour prospecter de façon la plus exhaustive possible l’ensemble du territoire régional. Des analyses régulières ont permis de réorienter les recherches afin que tous les types de milieux aquatiques (lotiques, lentiques, marais.) soient prospectés. Des prospections ciblées sur des secteurs géographiques peu ou pas inventoriés, ont également été organisées, ainsi que des recherches spécifiques concernant des espèces peu communes ou inféodées à des milieux précis.

Ainsi, la couverture géographique s’est largement homogénéisée sur l’ensemble du territoire régional les dernières années d’inventaire, et la pression d’observation a nettement augmenté. Désormais, la quasi-totalité des mailles du Poitou-Charentes a été prospectée (figure 14).

Pour la valorisation cartographique des données, le maillage a été le même que celui utilisé pour les prospections, soit le 10e de Grades Paris. Cependant, certaines informations pertinentes ont également été valorisées à une échelle plus précise, c’est-à-dire à la commune ou à la station.

Ainsi, la pression d’observation peut être évaluée en cartographiant la répartition des données à ces trois niveaux. Ces trois modes de représentation sont complémentaires et permettent de formuler d’intéressants commentaires.

Les cartes qui en découlent permettent de visualiser les efforts de prospection et les différences interdépartementales. Ces différences sont de diverses origines, et peuvent correspondre à des manques de prospections, mais il s’agit bien plus souvent d’absence de réseaux hydrographiques ou de points d’eau dans les secteurs concernés (figures 15 et 16).

La carte des données par localité (figure 17) permet de visualiser les grands réseaux hydrographiques, ce qui traduit une bonne couverture de l’inventaire.

La carte du nombre de données par maille démontre l’homogénéité de la couverture au plan régional, mais illustre aussi une certaine hétérogénéité dans l’effort de prospection.

Sur les 1 475 communes de la région, 1 119 d’entre elles (76 %) possèdent sur leur territoire au moins un site sur lequel au minimum une observation de libellule a été réalisée durant la période d’inventaire (figure 15). Parmi les 356 autres, on trouve en majorité des communes sur le territoire desquelles aucun milieu humide n’existe (figure 16). Les zones plus claires sur les cartes (figures 15 et 17) montrent en fait les espaces totalement ou partiellement vides de zones humides favorables au développement des libellules. C’est en particulier le cas pour la majorité des grandes plaines céréalières de la région.

Huit communes rassemblent plus de 500 données, 2 en Vienne, 5 en Charente-Maritime et 1 en Deux-Sèvres. Parmi celles-ci deux d’entre-elles recueillent plus de 1 000 données, il s’agit de Vouneuil-sur-Vienne (1 267 données) et de Lussac-les-Châteaux (1 193 données) dans le département de la Vienne.

Au total, 5 839 localités (ou sites) ont été prospectées. Deux localités recueillent à elles seules 2 200 données, il s’agit des landes du Pinail à Vouneuil-sur-Vienne et des Grandes Brandes à Lussac-Les-Châteaux, en Vienne. La présence de la Réserve Naturelle du Pinail pour la première en est la principale raison. En effet, cette étendue de 135 hectares de landes à Bruyère à balais, criblée par plus de cinq mille mares issues d’anciennes fosses d’extraction de pierres meulières, en fait un site d’intérêt régional pour les libellules. Cet espace protégé est géré, depuis 1989 par l’Association de GEstion de la REserve Naturelle du PInail (GEREPI) qui en assure le suivi scientifique, ce qui explique le nombre important de données de libellules.

On peut comparer le site des Grandes Brandes à un mini Pinail, puisqu’il s’agit la aussi d’une zone de landes de 32 ha parsemés de plus de 550 mares résultant de l’extraction de pierres meulières et de la marne. Géré par le Conservatoire des Espaces Naturels depuis 1989 et intégré dans le site Natura 2000 « Forêt et pelouses de Lussac », ce site fait l’objet depuis 2004 d’un suivi odonatologique par Vienne Nature, ce qui explique également le nombre important de données récoltées.

Hormis ces sites riches et très suivis, 24 autres localités du Poitou-Charentes totalisent plus de 100 données.

 

Laurent PRECIGOUT, Philippe JOURDE, Eric PRUD’HOMME

 

Identifier les libellules du Poitou-Charentes

Le monde coloré des libellules

L’observation des libellules commence par celle des espèces communes. Savoir regarder ce qui nous entoure est un premier pas dans la découverte. Les libellules du Poitou-Charentes présentent toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ainsi que leurs variations, du clair au foncé, auxquelles s’ajoutent les teintes métalliques cuivrées, dorées ou bronzées et plus rarement le noir et le blanc.

En fait, le monde émergé des libellules ressemble à un aquarium de poissons exotiques où la diversité des formes et des couleurs répond à celle des tailles et des allures.

Le bleu foncé et le vert métallique des caloptéryx, le bleu ciel des libellules et des orthétrums, le rouge et le jaune des sympétrums mâle ou femelle, les abdomens bleus annelés de noir des agrions et le noir annelé de jaune (10 tailles au-dessus) du Cordulégastre annelé Cordulegaster boltonii, les yeux bleus et vert fluorescent des aeschnes et des cordulies, sont autant d’incitations à découvrir un monde exubérant de formes et de couleurs.

Savoir se documenter

Chaque groupe se différencie des familles voisines par des caractéristiques anatomiques particulières.

Chaque genre possède ses propres critères d’identification qui permettent de séparer les espèces entre elles. L’identification des libellules dans les collections s’effectuait essentiellement selon des critères morphologiques, les colorations ayant disparus. L’ensemble des clés de détermination est basée sur ces critères seulement visibles à la loupe. Cette approche peut paraître anecdotique au vu de la qualité de l’illustration des publications récentes, mais elle reste primordiale. La reconnaissance des libellules passe par un examen attentif des critères propres à chaque espèce. Leur identification doit privilégier l’examen de l’ensemble des caractéristiques qui leur sont propres, plutôt que l’usage d’une clé. Les publications disponibles décrivent en détail la morphologie de chaque espèce. L’apprentissage des différents critères de détermination et leur utilisation demeurent la règle pour identifier un individu en tant qu’espèce.

Quatre ouvrages édités en langue française permettent d’identifier les libellules :

  • « Le guide des libellules d’Europe et d’Afrique du Nord » de Jacques d’Aguilar et Jean-Louis Dommanget édité en 1985 aux éditions Delachaux et Niestlé, est resté pendant longtemps le seul ouvrage disponible (à l’origine de nombreuses vocations). Il indique uniquement les critères d’identification issus des clés. Les planches illustrées de bonne qualité graphique présentent quelques erreurs qui empêchent la reconnaissance visuelle de certaines espèces comme l’Agrion de Mercure Coenagrion mercuriale illustré avec les derniers segments de l’abdomen noir ou la Naïade aux corps verts Erythromma viridulum sans les yeux rouges.

    La dernière édition a été enrichie par l’ajout de planches photographiques supplémentaires qui permettent de pallier aux imperfections des planches dessinées.

  • « Libellules – guide d’identification des libellules de France, d’Europe septentrionale et centrale » de Arne Wendler et Johann-Hendrik NüB, a été édité en 1994 et traduit en 1997 par la Société Française d’Odonatologie. Il s’agit d’une clé d’identification commentée en noir et blanc qui, à l’époque, était un complément indispensable au guide précédent sur la description et l’illustration des critères.
  • « Les libellules de France, Belgique et Luxembourg » de Daniel Grand et Jean-Paul Boudot dans la collection Parthénope édité en décembre 2006 est avant tout un ouvrage généraliste sur l’anatomie, l’écologie et la répartition des libellules. Il propose une clé de détermination multicritères en couleurs et indique pour chaque espèce les critères de terrain et les confusions à éviter. Son poids et ses dimensions en font un ouvrage de bibliothèque.
  • « Le guide des libellules de France et d’Europe » de K.-D.B
    Dijkstra (illustrations de R. Lewington) édité en français en avril 2007, quelques mois après sa version originale en langue anglaise, est le premier ouvrage de terrain où l’identification est essentiellement visuelle et repose sur la comparaison directe avec les illustrations. La différenciation des familles et des genres s’effectue à l’aide de planches remarquablement illustrées. Des tableaux diagnostics sont intercalés afin de récapituler les différents critères. Chaque espèce fait l’objet d’une description détaillée, bien que parfois cursive (en l’absence de photographie de chaque espèce), mais l’exceptionnelle qualité des illustrations compense largement cette lacune.

Savoir regarder pour identifier

Ce qui différencie un zygoptère d’un anisoptère, au moins d’un point de vue taxonomique, ce sont les yeux : ceux-ci sont séparés chez les zygoptères et accolés chez les anisoptères, sauf chez les gomphes où ils sont séparés. La coloration de la face permet de séparer les différents genres de Corduliidae et est également très utile, associée à celle des yeux, pour déterminer les mâles d’orthétrums et de libellules et la plupart des aeschnes du Poitou-Charentes. L’étendue du noir et sa position sur le front est déterminante chez les sympétrums.

Le thorax est à la fois la partie centrale du corps de la libellule où sont rattachées la tête, les six pattes, les quatre ailes et l’abdomen, et un élément majeur d’identification. L’aspect des plaques thoraciques et le dessin des sutures latérales sont utiles pour déterminer les gomphes, les aeschnes et les sympétrums. L’examen des bandes humérales et antéhumérales est important pour identifier les lestes et les agrions. Le pronotum est un critère diagnostique chez de nombreux zygoptères en particulier dans le genre Coenagrion.

La coloration des pattes est utile pour différencier Ceriagrion et Pyrrhosoma et les Sympetrums spp. Les tibias en forme de plume permettent de reconnaître le genre Plactycnemis et de séparer les trois espèces de France.

La forme et la position des ailes différencient les anisoptères des zygoptères. Les ailes résistent à la dessiccation dans les collections et, de ce fait, leur structure a été largement utilisée pour établir les clés de détermination des familles et des genres. Le nombre et la position des nervures, la forme du triangle anal et des espaces cellulaires, sont largement décrits dans l’ensemble des guides. La présence, la couleur et l’étendue de la tache basale permettent de reconnaître par exemple les libellules et les leucorrhines des orthétrums.


La forme, la longueur et la couleur des ptérostigmas contribuent à séparer notamment les différentes espèces d’orthétrums et de lestes.
L’abdomen est constitué de segments arbitrairement numérotés de 1 à 10 du thorax à l’extrémité.

L’examen de la répartition du noir et du bleu, du dessin du deuxième segment (S2) et de la coloration des segments 8 et 9 est primordial pour identifier les zygoptères bleus. Les organes reproducteurs constituent également un critère de différenciation des familles, des genres et des espèces. L’appareil copulateur des mâles est situé sous le segment 2. L’ovipositeur, les lames, écailles et épine vulvaires différencient les genres en fonction des modes de ponte. Ils sont situés sous les segments 8 et 9 des femelles. Les cercoïdes (présents dans les deux sexes), cerques (mâles de zygoptères) et lame supra-anale (mâles d’anisoptères) se situent à l’extrémité de l’abdomen.

Identifier les libellules en main

Il est souvent indispensable de capturer pour identifier. Un examen attentif de la disposition des cellules et des nervations alaires devra être fait à la loupe afin de séparer les genres, puis les espèces entre elles. L’étude des marques faciales ou des sutures thoraciques de bon nombre de libellules et demoiselles ne peut être effectuée qu’avec le sujet en main.

D’autres critères comme la forme des pièces sexuelles, organes de ponte chez les femelles, pièces copulatrices et disposition des cerques et cercoïdes chez les mâles sont également visibles uniquement à la loupe.

La capture est obligatoire pour déterminer des individus, isolés ou non, mentionnés sur un site ou une espèce posant problème au vu par exemple du milieu fréquenté. Elle reste en tout temps indispensable pour identifier des espèces visuellement proches, en particulier chez les zygoptères et les gomphes.

Un examen visuel rapproché, effectué à même distance que le serait l’œil de la main, peut se substituer à la capture. Il présente l’inconvénient de ne pas pouvoir manipuler le sujet et d’offrir un contact parfois trop éphémère avec ce dernier. Il offre cependant l’avantage de pouvoir observer chaque espèce dans les attitudes qui lui sont propres, sans être gêné par la surface prise par les doigts. Ce type d’observation est adapté pour examiner la couleur des pattes, la répartition des couleurs sur les segments de l’abdomen ou la forme et la teinte des ptérostigmas, ce qui ne signifie aucunement un relâchement de l’attention pour les autres critères.

Variante de la précédente, l’observation effectuée à l’aide de jumelles, à mise au point rapprochée, permet d’observer des sujets plus farouches ou inaccessibles : elle est par exemple adaptée à la distinction des deux naïades avec les yeux rouges Erythromma najas et E. viridulum.

Une fois l’espèce identifiée, l’observation in situ permet de se faire une idée des populations présentes.

Identifier à distance

La détermination visuelle à distance se pratique de manière souvent inconsciente, l’observateur reconnaît les libellules qu’il a déjà observées. Cette pratique permet de déterminer la grande majorité des espèces présentes sur un site ou dans un milieu connu. Elle vise à une approche plus efficace des peuplements d’anisoptères, associée si besoin à l’usage de jumelles.

L’habitude de regarder et d’identifier à vue les espèces usuelles a pour avantage de faciliter le repérage et la capture des espèces inhabituelles. L’identification à distance n’est possible que dans un milieu et pour des espèces familières à l’observateur. Celui-ci doit cependant rester prudent, en identifiant uniquement les libellules qu’il observe dans de bonnes conditions d’éclairage et de proximité.

Le raté d’une capture est inévitable mais l’échec d’une observation à distance largement plus fréquent. Ne pas déterminer une espèce en cas de doute doit rester la règle absolue.

Des libellules impossibles à confondre en main, le deviennent parfois lors d’une d’observation sur le terrain. Les variations d’aspect en fonction de la lumière sont souvent déconcertantes. L’Aeschne paisible Boyeria irene est méconnaissable lorsqu’elle survole un cours d’eau, ses couleurs d’ombre et de lumière n’ont rien à voir avec le camouflage vert et brun observé sur l’individu tenu en main. A l’inverse, la tache caudale presque lumineuse du mâle, le distingue du Cordulégastre annelé Cordulegaster boltonii, qui partage le même ruisseau ombragé.

Photographier pour identifier

La pratique de la photographie est un complément logique de la capture des libellules. Une bonne photo numérique d’un sujet, en main ou dans son milieu naturel, doit privilégier l’angle adapté à l’identification de chaque espèce. Le photographe naturaliste se doit de posséder la connaissance des clés et critères qui y seront visibles. La photo devient alors aussi efficace que l’observation faite d’un sujet en main.

Le prospecteur réalise ainsi sa propre collection de référence. Il complète la sortie de terrain par un examen à froid où il s’approprie les différents critères en utilisant les ouvrages dont il dispose.

La grande diversité des photos offertes sur internet permet aussi de confirmer ses observations et d’enrichir sa culture. Certains sites web sont à la fois très complets et pédagogiques. Certains proposent des clés d’identification ou illustrent les critères diagnostiques ; d’autres plus axés sur la « belle photo », sont a consulter avec un œil critique car beaucoup comportent des erreurs d’identification.

Les pièges de l’identification

L’identification des libellules se heurte parfois pour certaines espèces à une variation géographique importante. La coloration des ailes du Caloptéryx éclatant Calopteryx splendens présente dans notre région une variation flagrante de l’étendue et de la position du bleu jusqu’à ressembler à une espèce très voisine, le Caloptéryx occitan Calopteryx xanthostoma, génétiquement différent et observé en petit nombre dans notre région.

Les jeunes mâles de Caloptéryx vierge Calopteryx virgo ont un abdomen bleu, mais des ailes brunes de femelle, tandis que les femelles âgées prennent la couleur des mâles. Les caloptéryx changent de teinte selon la position de l’observateur et en fonction de la direction de la lumière. L’usage du flash bouleverse encore plus profondément la réalité des teintes métalliques et perturbe fréquemment la reconnaissance des sujets photographiés.

Le risque d’une identification erronée augmente en cas d’identification d’un seul sujet, en particulier lorsqu’il est immature. Il y a de toute manière et dans tous les cas, intérêt à identifier un peuplement en capturant un ou plusieurs sujets adultes, mâles et femelles.

La capture d’individus frais est à proscrire. Ceux-ci, fragiles et translucides, ne présentent pas les structures et colorations utiles à une identification. Leur détermination est donc souvent une source d’erreurs. De plus, le résultat d’une manipulation aboutit fréquemment à la mort du sujet.

Il en va de même avec les sujets âgés. Les trois sympétrums habituels de la région Sympetrum sanguineum, S. meridionale et S. striolatum sont parfaitement identifiables au stade immature et adulte. En fin de cycle, ils deviennent ternes et sombres et ne sont plus alors reconnaissables que par des critères visibles à la loupe.

L’identification d’une libellule doit rester compatible avec le milieu fréquenté, la répartition géographique et la période de vol. Il s’agit avant tout de contrôler la logique de sa présence comme faisant partie des clés d’identification. L’observation d’un individu aberrant pour l’un ou l’autre de ces paramètres devrait être confirmée par des photographies permettant de confirmer l’authenticité de l’observation.

Les larves et les exuvies

La période de la vie d’une libellule au stade larvaire est bien moins connue que la courte durée qu’elle passe en tant qu’imago. La détermination des larves n’est généralement possible que quand elles ont atteint leur dernier stade de développement. Leur identification est facilitée par l’utilisation de trois ouvrages thématiques (Gerben & Sternberg, 1999 ; Heidemann & Seidenbusch, 2002, et Cham, 2007), qui font suite au travail magistral de Robert (1958).

Après l’éclosion des œufs, les larves de libellules connaissent un développement très variable. En effet, le stade larvaire du Leste des bois Lestes dryas est de six semaines alors que celui du Cordugélastre annelé Cordulegaster boltonii peut atteindre six ans. Durant cette période, la larve effectue entre six à quinze mues.

Les exuvies apportent des données considérables sur la vie des espèces. Elles prouvent la reproduction d’une espèce dans le milieu qui lui est favorable. De plus, certaines espèces rares et discrètes comme la Cordulie splendide Macromia splendens et le Gomphe de Graslin Gomphus gralinii sont principalement répertoriées grâce aux exuvies.

Morphologie des larves et des exuvies de libellules

Tout comme pour les imagos, les larves de zygoptères et d’anisoptères montrent des différences morphologiques. Les zygoptères sont petits, et ont à l’extrémité de l’abdomen trois lamelles caudales servant pour le déplacement et pour la respiration. Les anisoptères sont plus grands, et ont à la fin de l’abdomen, une pyramide caudale. Malgré ces grandes différences, il existe beaucoup d’organes identiques chez ces deux groupes. Parmi ces organes, le mentum, les antennes, la longueur des pattes et de l’abdomen ainsi que la forme de la tête… permettent aussi l’identification des familles, genres et espèces.

Variations morphologiques

Les zygoptères connaissent des variations morphologiques très subtiles, comme la longueur des segments de l’antenne qui permet une différenciation des genres. Les anisoptères montrent plus de variations : abdomen allongé ou court, antennes rondes ou aplaties (comme chez les Gomphidés), pattes longues chez les leucorrhines et les cordulies. Le mentum est parfois plat, par exemple chez les Aeschnidés, ou en forme de cuillère chez les Libellulidés. La coloration est variable et ne constitue pas un critère (exemple illustré par les deux exuvies d’Anax empereur Anax imperator sur la planche explicative ci-contre).

 

Philippe ROUILLIER et Christophe BROCHARD

 

Bibliographie

Cham. S., 2007 – Fied guide to the Larvae and Exuviae of British Dragonflies. Volume 1 : Dragonglies (Anisoptera). British Dragonfly Society, 80 p.

Deliry C, 2002 – Identification des mâles d’Ani-soptères à distance ou aux jumelles ; version constructive : possible ou pas ou version critique : facilité ou rigueur ? Histoires naturelles du Grand Père Soulcie. 7p.

Dijkstra K.-D.B., Lewington R., 2007 – Guide des libellules de France et d’Europe. Delachaux et Niestlé. Paris. 320p.

Dommanget J.-L, 1985 – Guide des Libellules d’Europe et d’Afrique du nord. Delachaux et Niestlé. Lausanne. 464 p.
_ Gerken S., Sternberg K., 1999 – Die Exuvien Europäischer Libellen (Insecta Odonata). Höxter und Jena, 354 p.

Grand D., Boudot J.-R, 2006 – Les Libellules de France, Belgique et Luxembourg. Biotope, Mèze (Collection Parthénope). 480p.

Heidemann H., Seidenbusch R., 2002 -Larves et exuvies des libellules de France et d’Allemagne (sauf de Corse). Société Française d’Odonatalogie, 416p.

Robert R-A., 1958 – Les Libellules (libellules). Collection les beautés de la nature. Delachaux et Niestlé. Suisse. 364p.WendlerA., NUBJ.-H., 1997. Libellules – guide d’identification des libellules de France, d’Europe septentrionale et centrale. Société Française d’Odonatalogie. 132p

Les eaux courantes

Même si la région Poitou-Charentes n’offre pas de grandes disparités de relief et de climat, la physionomie des rivières petites à grandes varie beaucoup au gré de leur cours et offre un panel important d’habitats pour les odonates. Plusieurs facteurs, souvent interdépendants, conditionnent la présence des différentes espèces. Ces facteurs peuvent changer sur une même rivière en quelques mètres.

Les sources, fontaines et résurgences

Zones de passage des eaux souterraines à superficielles, les sources sont alimentées par les nappes phréatiques de faible profondeur. Très souvent, elles ont été aménagées par l’homme qui a ajouté fontaines, bassins ou lavoirs et a ainsi profondément transformé la physionomie naturelle de la résurgence, qui pouvait varier en fonction des situations géologiques locales de la source jaillissante au suintement ou à la mare. On distingue deux grands types de sources en Poitou-Charentes, celles d’eau douce dans les zones non-calcaires et celles d’eau dure, très riches en carbonate de calcium dans les plaines sédimentaires. Certaines résurgences issues d’un transit de l’eau dans un long dédale de cavités karstiques présentent des dimensions exceptionnelles, comme par exemple celles qui donnent naissance à la touvre en Charente ; toutefois, dans la région la plupart des sources sont de petite taille. Les sources constituent des micro-habitats dans lesquels l’eau présente des caractères particuliers : constance thermique, stabilité relative de la composition chimique et du débit. Pour les odonates, ces habitats ont l’avantage de souvent bénéficier d’une eau de qualité supérieure mais ils présentent aussi un certain nombre de facteurs limitants. La pauvreté organique des eaux, la fraicheur relative de celles-ci en période estivale, la rareté de la végétation, au moins dans la partie la plus amont, et la situation souvent ombragée des lieux ne conviennent qu’à un petit nombre d’espèces. La liste de celles-ci peut s’allonger en fonction de la végétalisation et de l’ensoleillement, surtout si l’eau s’accumule dans un bassin ou un fossé. Évidemment, les sources en forêt sont moins favorables que celles émergeant en milieu prairial. Certaines sources très fermées n’abritent même aucun odonate.

Les rus, ruisselets et ruisseaux

A la suite des zones de source, on trouve de très petits cours d’eau de un à quelques mètres de large. Ces petits ruisseaux sont particulièrement nombreux en Gâtine deux-sèvrienne, dans l’est de la Charente et dans la Double. Les ruisseaux sont généralement peu profonds et bénéficient d’eaux relativement fraiches et bien oxygénées. La vitesse du courant est toutefois très variable, ce qui entraîne une grande diversité de situations et donc des conditions d’habitat très différentes pour les odonates. On peut en effet trouver des ruisseaux aux eaux rapides qui courent sur des pentes à la déclivité prononcée, souvent en milieu très ombragé. C’est le cas d’une partie du chevelu des têtes de bassin situées sur les terrains primaires. La végétation est rare et le nombre d’espèces de libellules est restreint à celles que l’on peut rencontrer en zone de source. Ailleurs, en zone de bocage ou dans les plaines sédimentaires, les ruisseaux ont un courant moins vif ou offrent une succession de parties vives de parties plus lentes ainsi que des portions bien ensoleillées. La végétation est beaucoup plus fournie dans les zones calmes. Les libellules trouvent alors des conditions beaucoup plus favorables : lieux de vie et de chasse grâce aux petits hélophytes, supports d’émergence et zone de chasse et de reproduction dans la végétation rivulaire. La richesse spécifique s’accroît alors de façon importante.

Les rivières

Ce type de cours d’eau est bien représenté dans la région. Les affluents des fleuves et des grandes rivières sont nombreux. Ils offrent des physionomies extrêmement diverses. Certaines rivières de l’est de la région ou du nord-ouest des Deux-Sèvres peuvent présenter un cours presque torrentueux, souvent en milieu boisé. C’est le cas du Salleron en Vienne ou de l’Issoire en Charente. Le courant est rapide, les eaux sont généralement fraîches, les fonds sont peu profonds, constitués de gros graviers et de rochers, la végétation n’est présente que sur quelques placettes. Les conditions de développement alors offertes aux libellules sont bien évidemment très différentes de celles que peuvent présenter des rivières aux eaux beaucoup plus calmes des régions très plates du Poitou-Charentes. Le cours y est plus lent, plus sinueux. Les fonds sont plus sableux, plus vaseux et les débris s’y accumulent. La végétation dans le cours d’eau lui-même est riche en hydrophytes, parfois en hélophytes, et les berges possèdent généralement une ripisylve fournie. L’eau y est moins oxygénée et la température peut augmenter de façon significative même si la profondeur est souvent plus importante. La Seugne en Charente-Maritime est un bon exemple de ce type de rivières.

 

La plupart du temps, toutefois, les rivières du Poitou-Charentes offrent une grande variété dans leur structure. Leurs cours présentent souvent une succession de parties calmes et de zones d’accélération. On note sur toutes un grand nombre de micro-milieux variant au gré de la vitesse du courant, de la profondeur, de l’ensoleillement. Un bras mort, un bief de moulin, même la présence d’un embâcle imposant, peuvent proposer des conditions tout à fait acceptables pour des espèces de libellules de milieux lentiques.

Ailleurs, un radier, l’aval d’une digue ou l’affluence d’un ruisseau sont des zones d’accélération du courant et d’oxygénation de l’eau auxquelles les larves d’autres espèces sont mieux adaptées. Evidemment, cette variété de milieux favorise la richesse odonatologique générale des rivières. On peut citer le Né en Charente pour illustrer ces rivières riches en milieux divers.

Quelques cours d’eau de la région ont un régime original et offrent donc des conditions d’accueil particulières aux odonates. La période estivale voit en effet certaines rivières s’assécher fortement. C’est le cas de la Boutonne par exemple. D’autres comme le Bandiat et la Tardoire connaissent sur leur partie aval un arrêt annuel de leur cours superficiel, leurs eaux se « perdant » dans le karst. Evidemment, le nombre d’espèces dont le développement larvaire supporte ces périodes d’assecs plus ou moins prolongés est limité.

Les fleuves et grandes rivières

La Charente à Mouton dans sa partie amont (à gauche) et en aval de Saintes (à droite) : des habitats très variés sur le même fleuve.

Les grandes rivières et les fleuves sont peu nombreux en Poitou-Charentes. La Charente, la Vienne, la Sèvre niortaise, la Dronne présentent, surtout dans leur portion aval, les principales caractéristiques de ce type de milieu. Ils connaissent une structure de cours d’eau de plaine au courant lent et au méandrage important. Les rives sont le plus souvent boisées et la végétation dans le cours d’eau est riche, les hydrophytes trouvant le courant modéré et le substrat, souvent vaseux et riche en débris, favorables à leur développement. La profondeur peut être importante et s’élève régulièrement au-delà de plusieurs mètres. Grâce à la largeur du cours, l’ensoleillement permet un réchauffement significatif de l’eau l’été. Ces zones sont particulièrement riches en vie animale en général et en odonates en particulier. Beaucoup de ces fleuves et rivières offrent, parfois plus en amont de leur cours, une succession de faciès différents, lotiques et lentiques. Tous présentent au moins jf quelques portions où le courant s’accélère. Cela peut être l’aval immédiat d’un gros embâcle, d’un aménagement humain comme un barrage ou une digue par exemple, ou une portion sur laquelle la déclivité augmente ou bien des gués et radiers où la profondeur diminue fortement alors que le lit s’élargit. Ces secteurs où l’eau est mieux oxygénée, où des bancs de sable ou de graviers peuvent affleurer en période d’étiage, offrent des conditions optimales à certains gomphidés. Quelques grandes rivières de la région sont même globalement rapides. Sans évidemment pouvoir comparer avec des rivières de montagnes, on peut toutefois les distinguer des autres cours d’eau du Poitou-Charentes. La portion amont de la Vienne, le cours moyen de la Dronne, ou encore la Gartempe sont des exemples de taille différente. L’eau, bien oxygénée, court souvent entre les rocs sur un substrat de rochers, de sable ou de gros graviers sur lequel peu de végétation a prise. Ces conditions particulières permettent la présence de plusieurs espèces de libellules d’un grand intérêt. En règle générale les fleuves et grandes rivières de Poitou-Charentes offrent de nombreux habitats aux odonates, surtout si l’on considère l’ensemble de l’hydro-système en prenant en compte notamment les bras morts, les annexes hydrauliques, les fossés inondés une partie de l’année, etc.

Eric PRUD’HOMME

Intérêt du Poitou-Charentes pour les libellules

Présentation géographique

Situation géographique et relief

La région Poitou-Charentes occupe une superficie de près de 26 000 km soit 5 % du territoire national. Située au centre-ouest du territoire métropolitain français, elle s’étend de l’Océan Atlantique au Massif Central. Elle est constituée de quatre départements, la Vienne, les Deux-Sèvres, la Charente et la Charente-Maritime. Elle occupe un secteur de plaine et son relief est partout faible. L’altitude ne dépasse 300 mètres que sur les marges est de la région, sur la bordure ouest des Monts de Blond, premières grandes collines du Massif Central. Le point culminant du Poitou-Charentes (365 m) se situe sur la commune de Montrollet en Charente. La région est très composite sur le plan géologique. Le Confolentais et le Montmorillonais constituent les contreforts du Massif Central en Vienne et en Charente alors que la région de Bressuire en Deux-Sèvres annonce le bocage vendéen et occupe l’extrême sud du Massif Armoricain. Ces deux ensembles sont formés par des affleurements du vieux socle hercynien aux sols majoritairement composés de granites et de schistes. Ils sont séparés par le Seuil du Poitou qui permet aux extrémités de deux grands bassins sédimentaires aux sols calcaires et marneux de se rejoindre : le Bassin Parisien au nord-est et le Bassin Aquitain au sud-ouest. La région Poitou-Charentes possède une ouverture maritime mais seul le département de Charente-Maritime dispose de ce littoral long de 375 km environ et qui compte deux îles de grande taille, Oléron et Ré, et deux îles de superficie beaucoup plus réduite, Aix et Madame.

Consultez les cartes de la situation géographique et du relief (version Pdf) :
pdf_PC_geologie_ORE.pdf
pdf_PC_altitude_ORE.pdf
pdf_PC_ensoleillement_ORE.pdf

Climat

Par sa position géographique au centre ouest de la France et à l’extrême ouest du continent eurasiatique, la région Poitou-Charentes profite des influences océaniques qui sont largement prépondérantes sur son territoire. Elles contribuent à la modération générale du climat. Les automnes et les hivers sont relativement doux, humides et venteux tandis que les étés sont tempérés avec un ciel assez variable, mais généralement plus secs. Toutefois, les paramètres caractérisant le climat sont très dépendants de la distance du site à la côte et ce climat océanique se dégrade assez vite au fur et à mesure que l’on se déplace vers l’Est. Ceci est vrai pour les températures et l’ensoleillement, dans une moindre mesure pour les précipitations. Dès que l’on s’éloigne de la proximité immédiate de l’océan, les effets de brise s’estompent, l’ensoleillement moyen décroît, les jours de gel se multiplient et le nombre de jours de fortes chaleurs (au-dessus de 30 degrés) augmente également.

La région bénéficie d’une température moyenne qui oscille suivant les années entre 11,5 et 12,3°C. Les températures minimales moyennes sur l’année restent toujours proches de 7°C alors que les températures maximales moyennes s’élèvent tous les ans aux environs de 16,5°C. Le mois le plus froid est janvier (4,5 – 5,5°C) et le plus chaud est juillet (25,5-26,5°C). Les fortes chaleurs concernent un nombre de jours plus important dans les terres que sur le littoral. On distingue nettement sur la carte la diminution des températures moyennes à mesure que l’on s’éloigne du littoral charentais. En fait c’est l’amplitude thermique qui s’accroît légèrement à mesure que l’on pénètre à l’intérieur du continent. La région bénéficie d’un ensoleillement remarquable, en particulier le littoral de Charente-Maritime qui profite d’un peu plus de 2100 heures annuelles (niveau digne de certaines régions méditerranéennes). Ce total atteint encore 2000 heures pour Niort et Cognac, il diminue rapidement vers l’Est. Le nord des Deux-Sèvres, l’est de la Charente et la Vienne ne dépassent jamais 1900 heures d’ensoleillement annuel.

En ce qui concerne les précipitations, la proximité de l’océan a un rôle moins visible. On s’aperçoit sur la carte n°4 que les zones qui reçoivent le plus d’eau (autour de 1000 millimètres annuels) sont les terres à l’altitude la plus haute : la pointe sud du massif armoricain et les contreforts du Massif central à l’est de la Charente. Les îles, le littoral charentais et la plus grande partie du département de la Vienne sont les régions les moins arrosées avec moins de 800 millimètres par an. Sur les côtes charentaises, la relative faiblesse des précipitations provient de la brise marine qui pousse les nuages.

Influence du climat et du relief sur les libellules

En Poitou-Charentes, le relief est rarement un facteur limitant sur le développement des espèces d’odonates. Espace de plaine, la région ne présente jamais de pentes fortes et les rares zones dépassant les 300 mètres d’altitude ne connaissent de modifications significatives ni en températures ni en précipitations. Le relief a un peu plus de conséquences sur le régime des cours d’eau en accélérant notamment les processus de crue et de décrue. L’impact sur les populations d’odonates est néanmoins très limité. Par contre, les caractéristiques climatiques de la région ont plus d’influence.

On note la présence dans l’odonatofaune régionale de plusieurs espèces de répartition méditerranéenne qui atteignent le long de la côte atlantique l’une des latitudes les plus élevées de leur aire. C’est notamment le cas pour l’Agrion blanchâtre Platycnemis latipes et Caloptéryx hémorrhoïdal Calopteryx haemorrhoidalis. C’est aussi notable pour les espèces endémiques du sud-ouest de l’Europe que sont le Gomphe de Graslin Gomphus graslinii et la Cordulie splendide Macromia splendens. La douceur générale des températures et la faiblesse de l’amplitude thermique dont dispose le Poitou-Charentes, principalement dans sa partie charentaise, ne sont évidemment pas étrangères à la présence de ces libellules dans la région.

Ce sont sans doute ces mêmes éléments qui entrent en jeu pour expliquer l’absence de certaines espèces à répartition eurosibérienne. Certains de ces taxons n’occupent d’ailleurs en France que des zones montagneuses restreintes, qui seules offrent des conditions favorables à leur développement. Pour ces espèces, le Massif Central constitue la limite ouest de l’aire de distribution et elles ne subsistent qu’à l’état de toutes petites populations relictuelles dans les Pyrénées. C’est le cas notamment de la Grande Aeschne Aeshna grandis. Ces espèces sont citées comme présentes dans la région dans plusieurs ouvrages de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. Elles peuvent être considérées comme disparues aujourd’hui. La situation des Leucorrhines, Leucorrhinia pectoralis, L. caudalis et L. albifrons est quasiment similaire puisqu’elles ne subsistent en Poitou-Charentes qu’en minuscules noyaux de population isolés de leur aire de répartition générale.

Le réchauffement climatique débuté au début du siècle précédent et qui semble s’accélérer actuellement ne peut qu’entériner le statut de ces espèces et ce qui semble être des modifications de leur aire de distribution : expansion vers le nord pour les espèces méridionales et recul vers l’intérieur du continent pour les espèces plus nordiques. Seule la découverte, lors de l’inventaire, de plusieurs stations de reproduction de l’Epithèque bimaculée Epitheca bimaculata en Vienne et en Charente, alors que cette espèce, de répartition nettement eurosibérienne n’avait jamais été mentionnée dans la région, semble contradictoire. S’agit-il d’une récente expansion de l’espèce à partir d’un foyer de peuplement relativement proche (la Brenne) ou bien n’est-ce que le résultat d’une pression d’observation trop irrégulière dans des secteurs qui ont toujours été potentiellement favorables ? A l’intérieur du territoire régional, l’influence du climat ne se fait sentir qu’à travers des variations notables dans la phénologie entre sud et nord, mais aussi, et surtout, entre ouest et est de la région. En effet, tous les ans, les observations les plus précoces d’imagos, pour l’immense majorité des espèces, sont réalisées en Charente-Maritime, plusieurs jours, plusieurs semaines parfois, avant les premières éclosions observées dans les franges est des départements de la Charente et de la Vienne d’influence plus continentale.

Distribution mondiale de quatre espèces pour lesquelles la région Poitou-Charentes est en limite d’aire de répartition. Vous pouvez cliquer sur les photos.

Réseau hydrographique et diversité des habitats

Le réseau hydrographique du Poitou-Charentes appartient à plusieurs grands systèmes fluviaux. Dans un grand tiers nord-est de la région, c’est au vaste bassin de la Loire que les cours d’eau picto-charentais apportent leurs eaux. Ce sont d’ailleurs les derniers affluents d’importance de la rive gauche du grand fleuve. Parmi ces grandes rivières, on compte d’abord la Vienne dont le bassin draine presque la totalité du territoire du département auquel elle donne son nom. Dans la Vienne se jettent la Creuse à l’est et le Clain à l’ouest, qui traverse l’agglomération de Poitiers. C’est le bassin du Thouet qui occupe le nord du département des Deux-Sèvres et donc de la région. Cette rivière passe par Parthenay. Enfin le dernier affluent de la Loire présent en Poitou-Charentes est la Sèvre nantaise dont le cours amont longe la bordure nord-ouest du territoire régional.

Consultez la carte des principaux bassins versants (version Pdf) :
pdf_PC_bassins_versants_2008_ORE.pdf

Au sud de la région, c’est au bassin de la Garonne qu’appartiennent les rivières qui occupent la bordure méridionale des départements charentais. Une partie importante du cours de la Dronne, gros affluent de l’Isle, sert de limite régionale avec l’Aquitaine. Dans cette portion, cette rivière reçoit en rive droite les eaux de quelques cours d’eau moyens, la Nizonne, la Tude et le Lary. Quant à l’estuaire de la Gironde, formé par la réunion de la Dordogne et de la Garonne, il borde sur environ 45 km le sud-ouest du département de Charente-Maritime.
Le reste du territoire du Poitou-Charentes, au centre et à l’ouest est drainé par des fleuves. Avec un peu plus de 10 550 km2 soit près de 41 % des 25 809 km2 de la région, le bassin de la Charente est de loin celui qui occupe la plus grande superficie. Né sur la commune de Chéronnac en Haute-Vienne à une altitude de 310 mètres et à 10 km du département éponyme, le fleuve Charente parcourt 365 km avant de se jeter dans l’océan à Port-des-Barques.

Il traverse quatre agglomérations importantes : Angoulême, Cognac, Saintes et Rochefort. Le cours est sinueux jusqu’à Angoulême puis la Charente aligne ses nombreux méandres en direction de l’ouest à travers la grande plaine alluviale. Les principaux affluents du fleuve sont la Tardoire, la Touvre, le Né, la Boutonne et la Seugne. Le fleuve est soumis à l’influence de la marée jusqu’à Saint-Savinien.

Deux autres fleuves côtiers de moindre envergure complètent le réseau hydrographique régional. La Sèvre niortaise possède une très grande partie de son bassin versant de 3650 km2 dans la région Poitou-Charentes. Elle draine tout le sud du département des Deux-Sèvres puis forme la limite départementale entre Charente-Maritime et Vendée. Elle prend sa source à Sepvret à une altitude de 150 m et parcourt 158 km avant de déboucher dans la Baie de l’Aiguillon. Elle traverse l’agglomération niortaise puis le Marais poitevin de part en part, le drainant grâce à un réseau très dense de canaux. Ses principaux affluents sont l’Autize en rive droite et le Mignon en rive gauche. La Seudre, quant à elle, draine un bassin versant de 850 km2. Elle nait en Saintonge sur la commune de Saint-Genis et parcourt quasiment en droite ligne 68 km avant de rejoindre par un vaste estuaire le pertuis de Maumusson au nord de la presqu’île d’Arvert. Toute la partie aval, à partir de Saujon, est bordée de marais ostréicoles. Sur cette portion, les eaux sont saumâtres.

Ainsi, fleuves et rivières du Poitou-Charentes totalisent plus de 17 000 kilomètres de cours. L’essentiel de ce réseau est constitué par les ruisseaux, notamment ceux des têtes de bassin. La densité du chevelu dépend principalement des sols sur lesquels coulent les eaux. Le réseau est particulièrement ramifié sur les terrains granitiques et schisteux des massifs anciens, le nord des Deux-Sèvres pour les marches sud du massif armoricain et le Montmorillonnais et le Confolentais pour la bordure occidentale du Massif Central. Il est aussi très dense sur les terrains sablo-argileux marqués par une forte imperméabilité, dans la Double et au nord-est de la région. Le réseau est en revanche beaucoup plus lâche sur le reste des formations sédimentaires des Bassins parisien, au nord-est, et aquitain au sud-ouest.

 

Comme le point culminant de la région ne dépasse pas 365 m, l’essentiel des cours d’eau a un écoulement marqué par les faibles pentes. Le cours est sinueux sur les terrains jurassiques, notamment à l’ouest de la région où les vallées sont rythmées par de nombreux méandres, plus rectilignes sur le granit et les calcaires durs.

Le régime hydrographique des fleuves et rivières picto-charentais est de type pluvial. Il est marqué par une variabilité inter-annuelle parfois importante. Cependant la période des hautes eaux est quasi toujours l’hiver, parfois étendue au début du printemps, alors que l’été correspond à la période de basses eaux. Dans la région, les étiages peuvent être sévères. Ils sont plutôt naturels sur les massifs anciens et sont dus à l’absence d’écoulement souterrain. Par contre, la situation est plus complexe sur les terrains sédimentaires qui disposent de l’apport de nombreuses nappes. L’absence ou la faiblesse des précipitations hivernales et printanières peuvent parfois y entraîner l’été des baisses de débit importantes, et des assecs pour de nombreux cours d’eau. Ces situations sont de plus en plus régulières car nettement aggravées par l’utilisation massive des ressources en eau, souterraines comme superficielles, pour l’irrigation céréalicole. Les années hydrologiques sèches se succèdent ; les arrêts d’écoulement concernent de plus en plus de ruisseaux et rivières et durent de plus en plus longtemps. Ces situations ont évidemment un impact négatif important sur les populations d’odonates : les espèces inféodées aux ruisseaux de tête de bassin, comme l’Agrion de Mercure Coenagrion mercuriale, sont concernées au premier chef.

Le réseau hydrologique de la région est aussi concerné par les crues. Ces épisodes de montée importante des eaux faisant sortir le cours d’eau de son lit mineur, surviennent surtout l’hiver mais sont aussi régulières au début du printemps. La plupart des rivières du Poitou-Charentes connaissent des crues de plaine lors desquelles les eaux montent lentement mais restent longtemps, souvent plusieurs jours, sur les terrains submergés, les décrues étant également progressives. C’est notamment le cas pour la Charente, la Sèvre niortaise, la Dronne et leurs affluents. Par contre les cours d’eaux qui naissent et qui coulent sur les sols peu perméables des massifs anciens connaissent des montées des eaux plus soudaines et des décrues aussi rapides. C’est le cas du Thouet et de ses affluents, notamment l’Argenton en provenance de la Gâtine et du Bressuirais, mais aussi de la Gartempe et du Salleron qui sont issus de l’Ouest du Massif Central. La Vienne connaît une situation particulière du fait de la présence de plusieurs barrages en amont de la région et au Sud de la Vienne (Chardes, La Roche et Jousseau). Le cycle naturel de crue est très favorable à la diversité faunistique et floristique et les zones inondables qui y sont soumises quasiment chaque année présentent des peuplements odonatologiques d’une grande richesse. Malheureusement le développement des activités humaines conduit, entre autre, à une artificialisation du cycle naturel des cours d’eau. Ce phénomène s’est accéléré ces dernières décennies. A ce titre, les marais alluviaux du cours aval de la Charente sont exemplaires. Les rivières de la région connaissent de nombreuses autres atteintes liées à l’aménagement et à l’anthropisation quasi-générale de leur cours et de leurs lits majeurs (cf. « Menaces« ).

Milieux terrestres

Les odonates sont des insectes inféodés aux zones humides. Toutes les espèces de la région passent une grande partie de leur vie dans l’eau à l’état de larve. Les milieux aquatiques sont donc ceux auxquels on doit prêter attention lorsqu’on s’intéresse aux libellules et qu’on veut les protéger. Toutefois, certains milieux terrestres jouent un rôle important dans leur développement, en particulier lorsque les jeunes imagos sont en phase de maturation et qu’ils s’éloignent à plus ou moins longue distance des points d’eau ou plus simplement pour servir de terrain de chasse. Les anisoptères sont les libellules qui s’écartent le plus des zones humides de reproduction. Ils chassent ou maturent dans des clairières, le long des lisières ou des chemins forestiers, sur des prairies ou des landes. Il est par exemple fréquent d’observer Gomphus graslinii en chasse sur les pelouses sèches présentes sur les coteaux calcaires bordant la vallée de la Dronne, beaucoup moins aisé de le rencontrer en activité de reproduction sur cette même rivière alors que les récoltes d’exuvies y montrent des effectifs très importants. La protection des libellules passe donc aussi par la protection de leurs milieux de chasse et de maturation.

Le coteau de Puyrateau à Gurat (16), terrain de chasse de nombreux anisoptères.
Eric PRUD’HOMME

 

Bibliographie

Jourde P., 2004 – Densités remarquables d’odonates en val de Seugne (département de Charente-Maritime). Martinia 20 (1) : 7-12.

L’émergence, une période critique

On qualifie d’émergence la phase de développement qui consiste, pour la libellule, à passer du milieu aquatique au milieu terrestre. Cette métamorphose qui transformera la larve en imago implique de multiples modifications physiologiques et morphologiques.

Le déroulement de l’émergence

1) la libellule est hors de l’eau, se positionne et s’apprête à la transformation qui l’attend ;

2) la peau du thorax et de la tête se craquelle, la libellule sort sa tête, son thorax et ses pattes, l’abdomen restant inséré dans l’exuvie ;

3) l’insecte est entièrement sorti mais n’a pas débuté l’extension de son corps et de ses ailes ;

4) les ailes et l’abdomen s’allongent sous la pression des fluides corporels. En fin de cette quatrième phase, l’insecte est capable d’entreprendre son premier vol.

La durée d’émergence varie selon l’espèce et les conditions météorologiques. Chez de nombreux odonates, elle prend entre une et deux heures.

Pour l’insecte, il s’agit notamment de passer d’une respiration aquatique à une respiration aérienne, de maîtriser le vol, d’adopter un comportement sexuel devant favoriser la reproduction de l’espèce.

Au plan morphologique, trois transformations radicales s’opèrent. La plus évidente est le développement des ailes, qui va permettre à l’insecte de se déplacer pour rechercher sa nourriture, des partenaires et éventuellement coloniser de nouveaux sites de reproduction. La face change aussi assez radicalement. Le bras mentonnier des larves disparaît laissant apparaître les puissantes mandibules. Enfin, des larves ternes et camouflées émergent des imagos qui, chez de nombreuses espèces, se teintent de vives couleurs après quelques heures ou quelques jours.

Ces transformations ne sont pas immédiates. Plusieurs jours avant l’émergence, les larves se rapprochent des berges et viennent souvent respirer en surface.

Ses risques

L’émergence est une période critique pour les odonates car durant plusieurs heures leur corps mou ne leur offre aucune protection. Leur survie est une affaire de chance. Que les conditions météorologiques se dégradent, qu’un prédateur repère la libellule et c’en sera fini du combat pour la vie. Chez certaines espèces d’odonates, des milliers d’individus vont se transformer en quelques jours. Leur présence constitue une véritable manne pour de nombreux prédateurs, qui modifient leurs modes de chasse pour focaliser leur attention sur les odonates.

Son déroulement

A leur sortie de l’eau, les larves de libellules gagnent un perchoir où elles pourront se transformer. Selon les espèces et les individus, ce parcours peut n’être que de quelques centimètres, mais certains insectes peuvent se métamorphoser exceptionnellement à plusieurs dizaines de mètres de l’eau.

La plupart des larves se perche sur des supports verticaux pour cette mutation. Certaines entreprennent toutefois leur transformation à l’horizontale (onychogomphes), voire occasionnellement la tête en bas (ischnures).

Le choix du support est essentiel. Il doit permettre à la libellule d’étendre son corps et ses ailes fragiles sans risquer de les abîmer par le contact d’une tige ou d’une branchette balancée par le vent.

Tant que l’émergence n’a pas commencé, les larves peuvent se laisser tomber en cas de danger. Une fois l’enveloppe chitineuse craquelée, le destin des libellules est soumis au hasard.

Record de distance d’émergence

Il est bien connu que certaines espèces d’odonates peuvent se métamorphoser à l’écart de l’eau. Plusieurs auteurs ont décrit des distances d’émergence parfois considérables. Ainsi, Pickess (1987) puis Jôdicke (1994) avancent une distance de 35 m pour l’Orthétrum réticulé Orthetrum cancellatum. Busse et Jôdicke (1996) font état d’émergence à 46 m de l’eau pour Sympétrum de Fonscolombe Sympetrum fonscolombii. Enfin, Coppa (1991) mesure des distances d’émergence pouvant atteindre plus de 50 m pour. La donnée apportée par Siva-Jothy (in Brook & Lewington, 2004 p. 62) concernant une distance d’émergence de 100 m pour Caloptéryx éclatant Calopteryx splendens nous a été confirmée par l’auteur (Siva-Jothy, in litt.). Elle semble constituer le record de distance enregistré en Europe.

La Charente-Maritime semble détenir les records de distance pour deux espèces : la Libellule fauve Libellula fulva avec 21 m et l’Orthétrum à stylets blancs Orthetrum albistylum 19 m (Jourde & Hussey, 2007).

De l’intérêt des exuvies dans l’étude des libellules

La collecte et la détermination des exuvies permettent de dresser l’inventaire des espèces se reproduisant dans l’habitat étudié. Il est parfois plus facile de trouver les exuvies que les imagos de certaines espèces discrètes, notamment de celles qui s’éloignent rapidement de l’eau.

Le dénombrement des exuvies permet aussi de comprendre les modalités d’émergence et de développement des libellules. En collectant quotidiennement toutes les exuvies d’une espèce dans un endroit donné, il est possible de déterminer sa phénologie d’émergence, de calculer la date à laquelle 50 % des émergences ont eu lieu (EM50) ou la période durant laquelle 90 % des émergences se sont produites (EM90).

Le décompte des exuvies peut aussi permettre de suivre l’évolution des populations dans le long terme et d’identifier les milieux optimaux de développement larvaire de chaque espèce.

 

Période d’émergence

On différencie généralement les espèces dites printanières, dont les émergences sont relativement synchrones, des espèces dites estivales, dont les émergences sont très étalées dans le temps. En fait, en fonction de leur environnement, une espèce peut être printanière ou estivale, voire les deux. Le Gomphe vulgaire Gomphus vulgatissimus fait partie des espèces printanières. L’Anax empereur Anax imperator peut être les deux. L’Aesche affine Aeshna affinis est une espèce de type estival.

Comme pour la date d’éclosion, la date d’émergence est aussi fonction des conditions environnementales. Pour une espèce donnée, elle varie d’un site à l’autre et d’une année sur l’autre.

 

Philippe Jourde

 

Bibliographie

Brooks S., Lewington R., 2004 – Field guide to the dragonflies and Damselflies of Great Britain and Ireland. 4ème édition. British Wildlife Publishing, Hook, 142 p.

Busse R., Jödicke R., 1996 – Langstrecken-marsch bei der Emergenz von Sympetrum fonscolombei (Sélys) in der marokkanischen Sahara (Anisoptera : Libellulidea). Libellula, 15 : 89-92.

Coppa G., 1991 – Notes sur l’émergence d’ (Charpentier) (Odonata : Cordudliidae). Martinia, 7 (1) : 7-16.

Jödicke R., 1994 – Marcha de larga distancia para la emergencia en Sympetrum fonscolombei (Sélys) y Orthetrum cancellatum (L.). Navasia, 3 : 5-6.

Jourde P., Hussey R., 2007 – Quelques cas d’émergences distantes de l’eau chez Ladona fulva (Müller, 1764) et Orthetrum albistylum (Selys, 1848) (Odonata, Anisoptera, Libellulidae). Martinia, 23 (2) : 67-69.

Pickess B.P., 1987 – How far will larvae of Orthetrum cancellatum (L.) travel for their emergence ? JBDS, 3 : 15-16.

Menaces et facteurs limitants d’origine naturelle

Climat

Le climat joue un rôle décisif dans la survie des libellules. Durant les vagues de froid, certains sites de développement larvaire peuvent geler. La survie des espèces les plus thermophiles est dès lors compromise.

Durant l’émergence, le vent, la pluie, la grêle peuvent totalement décimer la cohorte d’une journée. L’impact des gouttes suffit à faire tomber un insecte en cours de métamorphose. Le vent peut empêcher les libellules d’étaler correctement leurs ailes. Dans le meilleur des cas, les insectes voleront avec un handicap. Dans le pire, ils ne pourront pas décoller. Il arrive que le froid empêche les libellules de terminer leur émergence. Les insectes, à bout de force, restent alors prisonniers de l’exuvie où leur cuticule et leurs ailes se solidifient.

Durant la période de vol, des orages, de longues périodes de froid et de pluie peuvent réduire sensiblement les effectifs de libellules. A l’inverse, une sècheresse durable peut dessécher de nombreux sites de reproduction où réchauffer l’eau à un tel point que cette température dépasse le seuil admissible par les espèces eurosibériennes notamment, qui apprécient plutôt les eaux fraîches. L’assèchement désormais chronique de certains cours d’eau compromet localement la survie de plusieurs espèces.

L’ouragan de décembre 1999 a eu des conséquences notables sur la survie de plusieurs espèces rares comme le Leste à grands ptérostigmas Lestes macrostigma. En Charente-Maritime, la mer, en submergeant les sites de reproduction de l’espèce, l’a fait totalement disparaître de toutes ses localités continentales. L’espèce ne se trouve plus désormais que sur les îles de Ré et Oléron.

En fin de saison, les premières gelées sonnent le glas de nombreuses espèces.

Cette Leucorrhine à front blanc Leucorrhinia albifrons n’a pas pu s’extraire de sa dépouille larvaire et est morte en cours d’émergence.

Les parasites

Les libellules sont soumises à la pression des parasites à tous leurs stades de développement. De petits hyménoptères, essentiellement des Chalcidoïdés, pondent directement dans les œufs de libellules à ponte endophytique, que leurs larves dévorent. Ces espèces sont qualifiées de parasitoïdes car leur infestation se traduit invariablement par la mort de l’espèce hôte. Certains de ces parasites sont d’ailleurs à leur tour parasités par des hyménoptères eulophidés qui sont donc des hyperparasitoïdes, soit des parasitoïdes de parasitoïdes (Corbet, 2004).

D’autres parasites vivent aux dépens des adultes et s’alimentent en prélevant l’hémolymphe des imagos. Il s’agit d’acariens, mais aussi de petits diptères. Certains diptères milichiidés s’installent dans les poils des libellules et s’invitent au repas des odonates quand elles viennent de capturer une proie. On qualifie ces espèces de commensales.

Larves et adultes sont aussi porteurs de parasites internes tels que des grégarines ou des trématodes. Certains parasites passent d’hôte en hôte pour atteindre leur complet développement. Certains doivent avoir trois hôtes différents passant d’un mollusque aquatique à une larve d’odonate puis à un poisson, une grenouille ou un oiseau. La transmission du parasite se fait par ingestion de la libellule à l’état larvaire ou imaginal par l’hôte définitif.

Cette Cordulie métallique Somatochlora metallica a la pointe de l’abdomen infestée d’hydracariens.

La triste histoire de l’étang d’Allas

L’étang d’Allas se situe au sud-ouest de Jonzac, en Charente-Maritime. D’une superficie d’environ 11 ha, il abritait plus d’une trentaine d’espèces en 1999, dont 29 se reproduisaient de façon régulière. Une population forte de dizaines de milliers d’individus de Naïade aux yeux rouges Erythromma najas se reproduisait dans les vastes herbiers aquatiques du plan d’eau. En 2001, l’Écrevisse de Louisiane apparaît dans l’étang où elle se développe massivement puisque plusieurs tonnes sont découvertes à l’occasion des assèchements successifs de l’étang. La physionomie de l’étang change radicalement : les eaux deviennent boueuses, la totalité des herbiers disparaît. Du côté des libellules, l’arrivée de l’écrevisse est une catastrophe. De 29 espèces reproductrices en 1999, on passe à 7 en 2005 ! Cordulies et naïades font désormais partie de l’histoire de l’étang.

Prédateurs

Malheureusement pour les odonates, la liste de leurs prédateurs est longue et il nous est impossible ici d’en dresser l’inventaire complet.

Les hydracariens consomment les œufs des espèces à ponte exophytique et peuvent, semble-t-il, avoir un impact certain sur la productivité des libellules (Proctor & Pritchard, 1989). Il est par ailleurs fréquent de voir des poissons se rassembler sous les sites de ponte pour collecter les œufs, à mesure que les femelles les déposent.

Les larves sont souvent prédatées par des coléoptères et des hémiptères aquatiques, mais les odonates sont sans pitié les uns envers les autres. Les poissons, les amphibiens, certains reptiles mais aussi des oiseaux (canards, limicoles, martin-pêcheurs, aigrettes, cigognes) en consomment abondamment. Depuis quelques années, le principal prédateur des libellules est devenu l’Écrevisse de Louisiane Procambarus clarkii, une des espèces américaines introduites, qui détruit totalement les hydrosystèmes du Centre-Ouest.

Face à la prédation, diverses stratégies de défense ont été développées par les libellules. Au stade larvaire, certaines espèces arborent des épines dorsales qui rendent difficile leur ingestion par de petits poissons. D’autres sont devenues expertes dans l’art du camouflage. D’autres encore simulent la mort (thanatose) et quelques unes abandonnent volontairement une partie de leur corps (autotomie). Il s’agit généralement d’une patte ou d’une lamelle caudale. Chez de nombreuses espèces toutefois, le taux de survie jusqu’à l’émergence n’est que de quelques pour cent, généralement moins de dix, souvent moins de cinq.

Lors de l’émergence, le nombre de prédateurs s’accroît. Fourmis, araignées, punaises, limaces, escargots et vertébrés de tous poils et de toutes plumes profitent de la manne. A titre d’exemple, une seule Cigogne blanche a été observée dévorant 850 sympétrums en 20 minutes lors d’une phase d’émergence massive (Jourde, inédit). Dans certains secteurs, la Bergeronnette des ruisseaux et la Rousserolle effarvatte nourrissent essentiellement leurs petits avec des zygoptères capturés à l’émergence. Près des cours d’eau, certains moineaux, merles ou étourneaux vont même jusqu’à se spécialiser dans ce type de proie. De nombreux mammifères opportunistes font aussi la tournée des berges. Dans la région, surmulots, hérissons, genettes ont par exemple été observés en quête de libellules en métamorphose (Jourde, inédit).

Les adultes aussi doivent faire face à de nombreux dangers. Les zygoptères se prennent souvent dans les toiles d’araignées. Ils sont aussi capturés par de nombreux insectes prédateurs comme les asiles, puissantes mouches aux mœurs carnassières, les mantes religieuses ou les frelons mais aussi d’autres espèces de libellules, zygoptères comme anisoptères.

Cette araignée a capturé un Agrion jouvencelle Coenagrion puella.

Les amphibiens se tiennent souvent à l’affût pour tenter de capturer les imagos qui s’approchent de l’eau ou des berges. Les femelles et les tandems en ponte sont particulièrement menacés. En Charente-Maritime, la Cistude est un prédateur classique des femelles d’anax en ponte. Elle les capture en approchant discrètement sous l’eau, généralement dissimulée sous des tapis de lentilles. En vol, les zygoptères doivent se méfier des gobemouches et des bergeronnettes, qui apprécient les bords de cours d’eau. Les anisoptères sont recherchés par le Faucon hobereau, qui chasse notamment les libellulidés au-dessus des plans d’eau et, le soir, les aeschnes en lisière de forêt. Le Guêpier d’Europe est aussi un prédateur classique de libellules et ce d’autant plus que ses colonies sont souvent installées dans des sablières en eau ou des berges de cours d’eau. Certaines aeschnes, au vol crépusculaire ou nocturne, sont aussi prédatées par les chauves-souris. Les restes de l’Aeschne paisible Boyeria Irene s’observent souvent sous les gîtes de Grands Rhinolophes, mais aussi parfois d’oreillards et de murins (Grand murin notamment). Dans certains secteurs, la Chevêche d’Athéna et le Petit-Duc scops peuvent ponctuellement prélever quelques odonates, notamment les anax durant leur premier vol nocturne.

Prédation d’une émergence par un Guêpier d’Europe Merops apiaster.

La capture d’odonates par des plantes est un phénomène peu commun mais bien documenté. En Europe, les cas les plus fréquents concernent des plantes carnivores du genre Drosera, qualifiés en français de Rossolis, littéralement qui brille comme la rosée au soleil. Les rossolis croissent sur des sols pauvres, généralement dans des tourbières ou des landes humides. Pour survivre, ils ont développé un comportement carnivore en digérant les petits arthropodes qui se collent aux tentacules luisants et gluants de leurs feuilles. Si leurs proies principales sont des diptères, quelques odonates se font parfois capturer. En Poitou-Charentes, il s’agit essentiellement d’Enallagma cyathigerum, Ceriagrion tenellum, Pyrrhosoma nymphula, Ischnura elegans, Ishnura pumilio et Coenagrion puella.

Des plantes non carnivores sont aussi susceptibles de capturer des insectes. Il s’agit essentiellement de végétaux qui ont développé des systèmes de dispersion de leurs graines par les animaux (épizoochorie). De petits poils crochus permettent aux graines, aux capitules floraux ou aux épillets de s’accrocher à la fourrure des mammifères et d’être transportés par ce biais vers de nouveaux milieux à coloniser. Ces petits barbillons retiennent parfois les libellules qui se posent sur les plantes, au point d’empêcher leur envol et de provoquer leur mort à court terme.

En Europe, les odonates peuvent se prendre aux pièges involontairement tendus par les gratterons Galium spp, les bardanes Arctium spp et surtout la Sétaire verticillée Setaria verticillata. Cette poacée, que l’on trouve souvent en marge des cultures de maïs, peut parfois provoquer de véritables hécatombes en bordure de cours d’eau. Ainsi, le long du fleuve Charente, plus de 200 libellules de six espèces différentes ont été découvertes accrochées aux barbules de trois stations de la graminée (Jourde, 2000). La capture d’odonates par cette plante quasi cosmopolite a aussi été constatée en Camargue (Papazian, 1998) ainsi qu’en Namibie (Martens et al, 2003).

A toutes ces menaces auxquelles les espèces sont adaptées et réussissent généralement à faire face, se greffent de nombreux périls provoqués par l’homme. Les impacts des destructions d’habitats naturels, de la pollution, des assèchements des cours d’eau, de l’introduction d’espèces exotiques seront détaillés au chapitre menaces.

Cette petite Nymphe au corps de feu {Pyrrhosoma nymphula} s’est engluée dans les feuilles d’une plante carnivore, un rossolis {Drosera intermedia}.

 

Philippe JOURDE

 

Bibliographie

Corbet P.S., 2004 – Dragonflies : Behaviour and Ecology of Odonata. 2nd – edition. Harley Books, 830 p.

Jourde P., 2000 – Nouvelles données de captures d’odonates par un végétal non carnivore. Martinia, 16 (1) 3-7.

Martens A., Suhling F., 2003 – The barbed inflorescences of the grass Setaria verticilliata (L.) Palisot de Beauvois (Poaceae) as a lethal trap for dragonflies (Odonata). Cimbebasia, 18 : 243-246.

Papazian R., 1998 – Les odonates et les plantes épizoochores. L’Entomologiste, 54 (5) : 193-196.

Proctor H., Pritchard G., 1989 – Neglected predators : water mites (Acari : Parasitengona : Hydrachnella) in freshwater communities. Journal of the North American Benthological Society, 8 : 100-111.

La ponte

Ne pas mettre tous les œufs dans le même panier

La ponte intervient généralement rapidement après l’accouplement, souvent immédiatement. Les odonates utilisent plusieurs techniques pour déposer leurs œufs. De nombreuses espèces les insèrent dans des végétaux morts ou vivants. On parle de ponte endophytique. Il s’agit généralement de plantes aquatiques flottantes ou faiblement immergées. Les femelles de caloptéryx, en s’agrippant à la végétation, peuvent pénétrer totalement dans l’eau pour aller pondre. Certaines femelles de Petite Nymphe au corps de feu Pyrrhosoma nymphula peuvent même descendre le long des tiges de plantes aquatiques à plus d’un mètre de profondeur.

D’autres espèces, comme les lestes, insèrent leurs œufs dans des tissus végétaux situés nettement au-dessus de l’eau. La femelle du Leste vert Chalcolestes viridis parvient même à insérer sa ponte sous l’écorce de branchettes surplombant les rivières ou les points d’eau.

Les gomphes et les libellulidés pondent directement leurs œufs au-dessus de l’eau ou de terrains qui seront submergés durant l’hiver. On parle de ponte exophytique, c’est-à-dire faite hors de la structure d’un végétal. Selon les espèces, les œufs peuvent être déposés alors que la femelle vole à plusieurs dizaines de centimètres au-dessus de l’eau mais il arrive souvent que la femelle les relâche en tapotant la surface de l’eau de la pointe de son abdomen.

Qu’elle soit endophytique ou exophytique, la ponte est généralement déposée au fil d’un petit cheminement le long d’une plante ou d’un parcours aérien. Chez l’Epithèque bimaculée Eptitheca bimaculata cependant, la femelle dépose en une fois une grappe d’œufs qui formera une sorte de ruban gélatineux, assez semblable à la ponte d’un crapaud. Cette ligne d’œufs s’ancre à la végétation.

La ponte peut être déposée par la femelle seule comme chez l’Anax empereur Anax imperator ou l’Aeschne bleue Aeshna cyanea. Chez de nombreuses espèces toutefois, la femelle est soit gardiennée, soit directement accompagnée par le mâle qui demeure accroché à elle après l’accouplement dans la position du tandem. Cette tactique permet au mâle de protéger sa partenaire des convoitises des autres individus de son espèce et de garantir ainsi la bonne transmission de son patrimoine génétique.

Les liens du couple se délitent dès la ponte achevée, parfois même en cours de ponte quand l’activité bat son plein sur les sites de reproduction. Les mâles partent immédiatement en quête de nouvelles partenaires. Une femelle ayant juste pondu peut parfois être capturée par un autre mâle et entreprendre une seconde ponte dans la foulée. Elles tentent toutefois généralement de s’écarter un peu pour échapper à la fureur des mâles.

Le nombre d’œufs déposés varient selon les espèces, l’état physiologique des femelles et le nombre de pontes déjà effectué dans la journée. Il varie de quelques dizaines à quelques centaines. En nombre cumulé, une femelle sympétrum par exemple peut pondre plusieurs dizaines de milliers d’œufs par saison. Cette importante production d’œufs permet de compenser l’énorme perte exercée par la pression de prédation notamment.

 

Philippe Jourde