Menaces et facteurs limitants d’origine naturelle

Climat

Le climat joue un rôle décisif dans la survie des libellules. Durant les vagues de froid, certains sites de développement larvaire peuvent geler. La survie des espèces les plus thermophiles est dès lors compromise.

Durant l’émergence, le vent, la pluie, la grêle peuvent totalement décimer la cohorte d’une journée. L’impact des gouttes suffit à faire tomber un insecte en cours de métamorphose. Le vent peut empêcher les libellules d’étaler correctement leurs ailes. Dans le meilleur des cas, les insectes voleront avec un handicap. Dans le pire, ils ne pourront pas décoller. Il arrive que le froid empêche les libellules de terminer leur émergence. Les insectes, à bout de force, restent alors prisonniers de l’exuvie où leur cuticule et leurs ailes se solidifient.

Durant la période de vol, des orages, de longues périodes de froid et de pluie peuvent réduire sensiblement les effectifs de libellules. A l’inverse, une sècheresse durable peut dessécher de nombreux sites de reproduction où réchauffer l’eau à un tel point que cette température dépasse le seuil admissible par les espèces eurosibériennes notamment, qui apprécient plutôt les eaux fraîches. L’assèchement désormais chronique de certains cours d’eau compromet localement la survie de plusieurs espèces.

L’ouragan de décembre 1999 a eu des conséquences notables sur la survie de plusieurs espèces rares comme le Leste à grands ptérostigmas Lestes macrostigma. En Charente-Maritime, la mer, en submergeant les sites de reproduction de l’espèce, l’a fait totalement disparaître de toutes ses localités continentales. L’espèce ne se trouve plus désormais que sur les îles de Ré et Oléron.

En fin de saison, les premières gelées sonnent le glas de nombreuses espèces.

Cette Leucorrhine à front blanc Leucorrhinia albifrons n’a pas pu s’extraire de sa dépouille larvaire et est morte en cours d’émergence.

Les parasites

Les libellules sont soumises à la pression des parasites à tous leurs stades de développement. De petits hyménoptères, essentiellement des Chalcidoïdés, pondent directement dans les œufs de libellules à ponte endophytique, que leurs larves dévorent. Ces espèces sont qualifiées de parasitoïdes car leur infestation se traduit invariablement par la mort de l’espèce hôte. Certains de ces parasites sont d’ailleurs à leur tour parasités par des hyménoptères eulophidés qui sont donc des hyperparasitoïdes, soit des parasitoïdes de parasitoïdes (Corbet, 2004).

D’autres parasites vivent aux dépens des adultes et s’alimentent en prélevant l’hémolymphe des imagos. Il s’agit d’acariens, mais aussi de petits diptères. Certains diptères milichiidés s’installent dans les poils des libellules et s’invitent au repas des odonates quand elles viennent de capturer une proie. On qualifie ces espèces de commensales.

Larves et adultes sont aussi porteurs de parasites internes tels que des grégarines ou des trématodes. Certains parasites passent d’hôte en hôte pour atteindre leur complet développement. Certains doivent avoir trois hôtes différents passant d’un mollusque aquatique à une larve d’odonate puis à un poisson, une grenouille ou un oiseau. La transmission du parasite se fait par ingestion de la libellule à l’état larvaire ou imaginal par l’hôte définitif.

Cette Cordulie métallique Somatochlora metallica a la pointe de l’abdomen infestée d’hydracariens.

La triste histoire de l’étang d’Allas

L’étang d’Allas se situe au sud-ouest de Jonzac, en Charente-Maritime. D’une superficie d’environ 11 ha, il abritait plus d’une trentaine d’espèces en 1999, dont 29 se reproduisaient de façon régulière. Une population forte de dizaines de milliers d’individus de Naïade aux yeux rouges Erythromma najas se reproduisait dans les vastes herbiers aquatiques du plan d’eau. En 2001, l’Écrevisse de Louisiane apparaît dans l’étang où elle se développe massivement puisque plusieurs tonnes sont découvertes à l’occasion des assèchements successifs de l’étang. La physionomie de l’étang change radicalement : les eaux deviennent boueuses, la totalité des herbiers disparaît. Du côté des libellules, l’arrivée de l’écrevisse est une catastrophe. De 29 espèces reproductrices en 1999, on passe à 7 en 2005 ! Cordulies et naïades font désormais partie de l’histoire de l’étang.

Prédateurs

Malheureusement pour les odonates, la liste de leurs prédateurs est longue et il nous est impossible ici d’en dresser l’inventaire complet.

Les hydracariens consomment les œufs des espèces à ponte exophytique et peuvent, semble-t-il, avoir un impact certain sur la productivité des libellules (Proctor & Pritchard, 1989). Il est par ailleurs fréquent de voir des poissons se rassembler sous les sites de ponte pour collecter les œufs, à mesure que les femelles les déposent.

Les larves sont souvent prédatées par des coléoptères et des hémiptères aquatiques, mais les odonates sont sans pitié les uns envers les autres. Les poissons, les amphibiens, certains reptiles mais aussi des oiseaux (canards, limicoles, martin-pêcheurs, aigrettes, cigognes) en consomment abondamment. Depuis quelques années, le principal prédateur des libellules est devenu l’Écrevisse de Louisiane Procambarus clarkii, une des espèces américaines introduites, qui détruit totalement les hydrosystèmes du Centre-Ouest.

Face à la prédation, diverses stratégies de défense ont été développées par les libellules. Au stade larvaire, certaines espèces arborent des épines dorsales qui rendent difficile leur ingestion par de petits poissons. D’autres sont devenues expertes dans l’art du camouflage. D’autres encore simulent la mort (thanatose) et quelques unes abandonnent volontairement une partie de leur corps (autotomie). Il s’agit généralement d’une patte ou d’une lamelle caudale. Chez de nombreuses espèces toutefois, le taux de survie jusqu’à l’émergence n’est que de quelques pour cent, généralement moins de dix, souvent moins de cinq.

Lors de l’émergence, le nombre de prédateurs s’accroît. Fourmis, araignées, punaises, limaces, escargots et vertébrés de tous poils et de toutes plumes profitent de la manne. A titre d’exemple, une seule Cigogne blanche a été observée dévorant 850 sympétrums en 20 minutes lors d’une phase d’émergence massive (Jourde, inédit). Dans certains secteurs, la Bergeronnette des ruisseaux et la Rousserolle effarvatte nourrissent essentiellement leurs petits avec des zygoptères capturés à l’émergence. Près des cours d’eau, certains moineaux, merles ou étourneaux vont même jusqu’à se spécialiser dans ce type de proie. De nombreux mammifères opportunistes font aussi la tournée des berges. Dans la région, surmulots, hérissons, genettes ont par exemple été observés en quête de libellules en métamorphose (Jourde, inédit).

Les adultes aussi doivent faire face à de nombreux dangers. Les zygoptères se prennent souvent dans les toiles d’araignées. Ils sont aussi capturés par de nombreux insectes prédateurs comme les asiles, puissantes mouches aux mœurs carnassières, les mantes religieuses ou les frelons mais aussi d’autres espèces de libellules, zygoptères comme anisoptères.

Cette araignée a capturé un Agrion jouvencelle Coenagrion puella.

Les amphibiens se tiennent souvent à l’affût pour tenter de capturer les imagos qui s’approchent de l’eau ou des berges. Les femelles et les tandems en ponte sont particulièrement menacés. En Charente-Maritime, la Cistude est un prédateur classique des femelles d’anax en ponte. Elle les capture en approchant discrètement sous l’eau, généralement dissimulée sous des tapis de lentilles. En vol, les zygoptères doivent se méfier des gobemouches et des bergeronnettes, qui apprécient les bords de cours d’eau. Les anisoptères sont recherchés par le Faucon hobereau, qui chasse notamment les libellulidés au-dessus des plans d’eau et, le soir, les aeschnes en lisière de forêt. Le Guêpier d’Europe est aussi un prédateur classique de libellules et ce d’autant plus que ses colonies sont souvent installées dans des sablières en eau ou des berges de cours d’eau. Certaines aeschnes, au vol crépusculaire ou nocturne, sont aussi prédatées par les chauves-souris. Les restes de l’Aeschne paisible Boyeria Irene s’observent souvent sous les gîtes de Grands Rhinolophes, mais aussi parfois d’oreillards et de murins (Grand murin notamment). Dans certains secteurs, la Chevêche d’Athéna et le Petit-Duc scops peuvent ponctuellement prélever quelques odonates, notamment les anax durant leur premier vol nocturne.

Prédation d’une émergence par un Guêpier d’Europe Merops apiaster.

La capture d’odonates par des plantes est un phénomène peu commun mais bien documenté. En Europe, les cas les plus fréquents concernent des plantes carnivores du genre Drosera, qualifiés en français de Rossolis, littéralement qui brille comme la rosée au soleil. Les rossolis croissent sur des sols pauvres, généralement dans des tourbières ou des landes humides. Pour survivre, ils ont développé un comportement carnivore en digérant les petits arthropodes qui se collent aux tentacules luisants et gluants de leurs feuilles. Si leurs proies principales sont des diptères, quelques odonates se font parfois capturer. En Poitou-Charentes, il s’agit essentiellement d’Enallagma cyathigerum, Ceriagrion tenellum, Pyrrhosoma nymphula, Ischnura elegans, Ishnura pumilio et Coenagrion puella.

Des plantes non carnivores sont aussi susceptibles de capturer des insectes. Il s’agit essentiellement de végétaux qui ont développé des systèmes de dispersion de leurs graines par les animaux (épizoochorie). De petits poils crochus permettent aux graines, aux capitules floraux ou aux épillets de s’accrocher à la fourrure des mammifères et d’être transportés par ce biais vers de nouveaux milieux à coloniser. Ces petits barbillons retiennent parfois les libellules qui se posent sur les plantes, au point d’empêcher leur envol et de provoquer leur mort à court terme.

En Europe, les odonates peuvent se prendre aux pièges involontairement tendus par les gratterons Galium spp, les bardanes Arctium spp et surtout la Sétaire verticillée Setaria verticillata. Cette poacée, que l’on trouve souvent en marge des cultures de maïs, peut parfois provoquer de véritables hécatombes en bordure de cours d’eau. Ainsi, le long du fleuve Charente, plus de 200 libellules de six espèces différentes ont été découvertes accrochées aux barbules de trois stations de la graminée (Jourde, 2000). La capture d’odonates par cette plante quasi cosmopolite a aussi été constatée en Camargue (Papazian, 1998) ainsi qu’en Namibie (Martens et al, 2003).

A toutes ces menaces auxquelles les espèces sont adaptées et réussissent généralement à faire face, se greffent de nombreux périls provoqués par l’homme. Les impacts des destructions d’habitats naturels, de la pollution, des assèchements des cours d’eau, de l’introduction d’espèces exotiques seront détaillés au chapitre menaces.

Cette petite Nymphe au corps de feu {Pyrrhosoma nymphula} s’est engluée dans les feuilles d’une plante carnivore, un rossolis {Drosera intermedia}.

 

Philippe JOURDE

 

Bibliographie

Corbet P.S., 2004 – Dragonflies : Behaviour and Ecology of Odonata. 2nd – edition. Harley Books, 830 p.

Jourde P., 2000 – Nouvelles données de captures d’odonates par un végétal non carnivore. Martinia, 16 (1) 3-7.

Martens A., Suhling F., 2003 – The barbed inflorescences of the grass Setaria verticilliata (L.) Palisot de Beauvois (Poaceae) as a lethal trap for dragonflies (Odonata). Cimbebasia, 18 : 243-246.

Papazian R., 1998 – Les odonates et les plantes épizoochores. L’Entomologiste, 54 (5) : 193-196.

Proctor H., Pritchard G., 1989 – Neglected predators : water mites (Acari : Parasitengona : Hydrachnella) in freshwater communities. Journal of the North American Benthological Society, 8 : 100-111.